Le Pont de Buena Vista
suis jolie. Je le sais ! » N'étant pas, à la différence de Mark Tilloy, un dispensateur de prévenances superflues toujours prêt au dithyrambe, Charles Desteyrac se comportait en homme affable mais réservé, pour qui la beauté d'Ounca Lou allait de soi, comme le bleu du ciel et le clapotis des vagues. Il eût trouvé flagorneur de vanter clairement, ou par allusion, l'harmonie de ses traits, la fraîcheur de son teint, ses yeux légèrement bridés, la longue et libre chevelure, couleur acajou, qui cascadait sur ses épaules nues. Ce comportement masculin sans équivoque avait contribué à établir entre l'ingénieur et la filleule de lady Lamia une relation dénuée d'artifices, saine et sereine, que reflétaient leurs conversations.
Charles devait répondre à des questions sur la vie en Europe, principalement à Paris, qu'Ounca Lou imaginait comme une cité idyllique où toutes les femmes étaient belles et bien vêtues, où l'on dansait chaque soir la valse, proscrite chez les puritains américains, qui ne prononçaient jamais, devant une dame, les mots jambe et pantalon.
Un après-midi, la jeune fille descendit de sa barque devant la maison où Desteyrac, penché sur sa planche à dessin, mettait au point certains détails du pont. Elle apportait, de la part de sa marraine, un cake aux fruits cuit par Ma Mae, le cordon-bleu de Buena Vista. Charles convia la visiteuse à prendre un rafraîchissement sur la minuscule galerie de son logis et, après quelques banalités, se prit à l'interroger sur ses années d'études dans le New Jersey.
Ounca Lou commentait, et parfois critiquait avec humour, les mœurs des étudiantes américaines, ses compagnes du Rutgers College de Camden, toutes issues de la meilleure société. Comme ces jeunes personnes fortunées, elle avait appris à parler et écrire un anglais correct ; elle avait pratiqué la musique, le dessin, les travaux d'aiguille ; elle savait la façon de tourner une lettre et connaissait plusieurs langues. L'italien, parce que la mode était, chez les enrichis du suif et de la quincaillerie, à la visite des ruines romaines, un peu d'allemand, et le français, qu'elle parlait avec un léger accent anglo-créole qui en rendait la prononciation plus musicale, un peu précieuse.
– Pourquoi le français ? demanda Charles.
– Pour être partout comprise, répondit-elle le plus sérieusement du monde.
Cette instruction très coûteuse, au dire de lady Lamia, avait été complétée par une éducation mondaine appropriée. Ounca Lou savait entrer gracieusement dans un salon, s'asseoir sans prendre un siège d'assaut comme s'il était convoité par une autre personne, le quitter sans donner l'impression que le feu prenait à sa robe, danser le quadrille sans raideur ni trémoussements, « surtout sans agiter les bras comme un ange ses ailes », précisa-t-elle.
– Vous êtes donc une jeune fille accomplie et formée comme les héritières convoitées des chemins de fer ou de la banque, prête, en somme, pour un riche mariage, risqua Charles.
Cette réflexion rendit d'abord Ounca Lou pensive, puis, après avoir fixé un instant le vide lumineux de l'océan, elle se tourna, les narines frémissantes, vers son hôte.
– Pourquoi parlez-vous ainsi ? Vous savez que je ne suis pas une riche héritière, monsieur, dit-elle soudain, comme offensée.
– Je… Je ne comprends pas, balbutia Desteyrac, conscient d'avoir commis un impair.
– Ne cherchez pas à ménager mon amour-propre en feignant d'ignorer ce que tout le monde sait. Oui, je suis une fille naturelle de lord Simon, et il y en a d'autres dans l'archipel. Cela, vous l'avez appris, bien sûr, par votre ami Mark Tilloy, le beau lieutenant qui se croit autorisé à scruter, longue-vue en main, mon bain quotidien.
– Sacré Mark ! Avouez qu'il est excusable… Sur terre ou dans l'eau, vous êtes agréable à regarder comme une œuvre d'art. C'est la rançon de la beauté, ne put s'empêcher de lâcher Charles, espérant détendre l'atmosphère.
– Et comment donc, monsieur ! Si j'étais ce que vous appelez une riche héritière, je serais pourvue d'un nom autre que celui d'Ounca Lou de Buena Vista, qui ne figure sur aucun état civil, parce que fabriqué par la femme qui m'a élevée pour m'assurer une existence tranquille. Si j'étais une riche héritière, ayant un père et une mère comme tout le monde, ni M. Tilloy, ni
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