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Le Pont de Buena Vista

Le Pont de Buena Vista

Titel: Le Pont de Buena Vista Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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patriciennes conféraient à la ville un air cossu et policé.
     
    Ce n'était que la plus flatteuse vitrine d'une cité cosmopolite de près d'un demi-million d'habitants, dont la fortune, comme les maux, venait de la mer. Car on y comptait plus de deux mille gin palaces 1 , dancings, tripots de jeu, bordels, cabarets, petits théâtres, où des femmes dévêtues et lascives attisaient la concupiscence de navigateurs sevrés de plaisir depuis des semaines, parfois des mois.
     
    Sur sept kilomètres, dans l'embouchure de la rivière, ce havre hébergeait des navires de tout tonnage, sous pavillon de cent pays. Voiles carguées sur les vergues en plis drapés, blottis sous une forêt de mâts effilés, ancres pendantes aux bossoirs telles des décorations, les grands voiliers au repos se dandinaient d'un bord sur l'autre, comme impatients de reprendre la mer, de retrouver, pour le meilleur et pour le pire, les vents du large. Les figures de proue, sirènes aux seins provocants et cheveux d'or, effigies de Neptune courroucé à barbe opulente, monstres marins cornus et grimaçants, tous, inclinés à la brigue sous le dard des beauprés, fixaient de leur regard peint le monde des terriens. D'un bassin à l'autre le spectacle grandiose se répétait, animé par le va-et-vient des gabares des ravitailleurs, des yoles des officiers, des canots des pilotes et du maître des docks.
     
    Dans d'immenses dépôts construits au long des quais, s'entassaient les échantillons de tout ce que la nature et les hommes produisaient dans le vaste monde. Cette profusion de navires et de marchandises impressionna le Parisien, qui n'avait jamais navigué que sur la Seine et connu d'autre abondance que celle des halles. Dans cette ambiance de partance annoncée, Desteyrac constata qu'armateurs, négociants, aventuriers, débardeurs, gens de mer et de commerce, charretiers, agents des douanes, commis d'assurances se côtoyaient sans gêne, tous paraissant sincèrement affairés. Sous les arcades des dépôts, longues bâtisses à quatre étages, ouvertes sur les quais, il vit, enlevés des navires ou prêts à y être chargés par des grues à potences pivotantes, des centaines de balles de coton, des bois exotiques, campêche, teck, acajou, ébène en grume, des saumons de plomb et d'étain, des poutres de fer, des ballots de laine d'Australie, des rails d'acier de Sheffield, des sacs de grain, de salpêtre, de riz, de sucre, de café, des boucauts de tabac et de morue séchée, des caisses de thé enveloppées de toile de jute, les épices de l'Inde et de l'Arabie, des barriques de bordeaux, des tonneaux de rhum et de mélasse, des tonnelets de porto venus de Chypre – où les Portugais envoyaient leur vin liquoreux mûrir au soleil avant de le livrer aux Anglais –, et même des défenses d'éléphant destinées aux ivoiriers de Londres et de Dieppe. Il vit aussi quelques tas de charbon, aliment des vapeurs dont les cheminées sales offensaient le regard dans la futaie des mâtures.
     
    Les odeurs du goudron, des coques humides, les exhalaisons des chaudières en cours de chauffe, le grincement des poulies, le mugissement des trompes, les coups de maillet des calfats, les sifflets des maîtres d'équipage, le halètement des grues à vapeur et le ricanement des mouettes composaient une étrange symphonie que Charles perçut comme l'appel de l'aventure.
     
    Toujours attentif à ce qui touchait à sa profession, il observa les efforts des hommes qui, devant un clipper battant pavillon américain, halaient les câbles d'un pont tournant. Quand le navire s'engagea dans l'étroit chenal qui donnait accès au bassin, il ne put s'empêcher de complimenter les pontiers pour la rapidité de leur manœuvre.
     
    – Nous n'avons guère de répit, monsieur, car pendant la marée montante, il n'est pas rare de voir deux ou trois cents bateaux remonter la Mersey pour entrer dans le port, lui dit l'un d'eux.
     
    Le Phoenix , que Desteyrac repéra au premier coup d'œil, avait fière allure. Les gens de mer informés, sachant qu'ils n'avaient affaire ni à un navire marchand ni à un vaisseau de guerre, rangeaient ce trois-mâts de six cents tonneaux à voiles carrées dans la catégorie, à la fois mondaine et sportive, des yachts. Long de cinquante-cinq mètres, large de douze au bau, il offrait au regard des terriens une ligne basse, pure et élancée, inspirée de celle des grands clippers américains. Sa fine étrave inclinée

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