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Le Pont de Buena Vista

Le Pont de Buena Vista

Titel: Le Pont de Buena Vista Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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apporter une nouvelle bouteille de porto.
     
    – Ainsi, vous êtes en partance pour les Amériques, dit le marin.
     
    – Plus précisément pour l'archipel des Bahamas.
     
    – J'ai navigué, autrefois, entre ces îles qu'on appelait Lucayes jusqu'à la publication, en 1564, des premières cartes d'Abraham Ortelius sur lesquelles le nom Bahama apparaît pour la première fois. Nous autres, Anglais, les voyons dans les West Indies que les Français nomment les Antilles. Elles chevauchent le tropique du Cancer et ne sont pas dans la mer des Caraïbes, comme semble le croire le jeune dandy fatigué, mais tout simplement dans l'océan Atlantique. La navigation y reste fort dangereuse, monsieur, à cause des hauts-fonds et d'une kyrielle de récifs coralliens à demi immergés dans les chenaux. Certaines îles sont de petits paradis au climat agréable, habités par des indigènes aimables et paresseux qui, contrairement à ce qu'a dit encore le gandin londonien, n'ont jamais pratiqué le cannibalisme. Ils se nourrissent de poisson, pêchent les éponges, les conques et les tortues. Mais ces îles, où il est difficile d'aborder, sont parfois, entre juin et novembre, dévastées par les ouragans. On compte par douzaines les naufrages entre Bahamas et Floride. Mais que diable allez-vous faire là-bas, si ce n'est pas indiscrétion de ma part de vous le demander, monsieur ?
     
    – Construire des routes et des ponts sur une île, propriété d'une famille anglaise depuis plusieurs générations, à ce qu'on m'a dit.
     
    – Plusieurs îles appartiennent en effet, en toute propriété, depuis bientôt deux cents ans, aux descendants des lords à qui Charles II les attribua, comme il leur avait déjà offert la colonie des Carolines. Bien que les colons de nos provinces d'Amérique nous aient imposé, en 1776, leur indépendance, avec l'aide de la France d'ailleurs, et qu'ils aient fondé ce qu'on nomme aujourd'hui les États-Unis, l'archipel des Bahamas est resté territoire britannique.
     
    – Je vais donc servir, là-bas, les intérêts de Sa Majesté, observa Charles gaiement.
     
    – Surtout les intérêts de quelques hobereaux insulaires. Ils jouissent d'une parfaite autonomie, mais sont censés appliquer et faire respecter les lois anglaises. Je me suis laissé dire, par des navigateurs, que certains possèdent encore des esclaves qu'ils font trimer du lever au coucher du soleil.
     
    – Mais l'Angleterre a décrété l'abolition de l'esclavage dans ses colonies en 1833. Aux États-Unis, seuls les planteurs du Sud maintiennent l'odieuse pratique qu'ils appellent, curieux euphémisme, l'institution particulière ! s'insurgea Desteyrac.
     
    – Ah ! Ah ! Vous êtes jeune et manquez d'expérience coloniale, monsieur. Sur les îles, personne ne discute l'autorité d'un propriétaire. Surtout quand celui-ci est baronet héréditaire. Il fait la loi et l'applique à sa guise.
     
    – Mais, en cas de traitement injuste, les gens ne peuvent-ils se plaindre aux autorités ? L'archipel n'est-il pas sous l'autorité d'un gouverneur, nommé par votre Premier ministre ?
     
    – Certes, mais aux Bahamas, le gouverneur, la police et les juges sont loin de certaines îles. Ils résident à Nassau, sur l'île New Providence. Et puis, tous répugnent à se mêler des affaires des lords propriétaires, qui bénéficient de sérieux appuis à Londres. Vous verrez que, dans les îles, rien ne se passe comme chez nous, ou chez vous. L'archipel est un monde à part. Il a son bon et son mauvais, monsieur.
     
    Comme Charles se taisait, pensif, le marin reprit :
     
    – Mais, dites-moi, votre île ne serait-elle pas Great Exuma ? Elle a été donnée en 1783 à lord Denys Rolle, que mon défunt père a connu pour avoir navigué sur son bateau, le Peace and Plenty . Aujourd'hui, l'île appartient au fils de cet homme, lord John Rolle. Il était, jusqu'en 1829, propriétaire de plus de trois cents esclaves qui travaillaient sur ses plantations. Quand, en 1834, vint l'émancipation des Noirs, il leur distribua des terres et se fit largement dédommager par la Couronne. Bonne affaire, croyez-moi, car les anciens esclaves, devenus ouvriers libres, travaillent autant qu'autrefois pour un salaire de misère.
     
    – L'île où je suis attendu ne se nomme pas Great Exuma, mais Soledad. C'est, je crois, la plus à l'est de l'archipel, la plus solitaire, comme son nom espagnol semble l'indiquer.
     
    – Soledad,

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