Le Pont de Buena Vista
navire amiral d'Edward Montagu, premier comte de Sandwich, que le roi Charles II rebaptisa Royal Charles quand, à son bord, il regagna l'Angleterre, le 25 mai 1660, après douze années d'exil en Hollande, expliqua le lieutenant Tilloy.
– L'amiral n'aurait jamais dû accepter que l'on débaptisât le Naseby , même si ce nom rappelait aux Stuarts une grave humiliation. Un navire dont on change le nom est voué au malheur, commenta, à l'intention de Charles, le capitaine Colson.
– Cher monsieur Desteyrac, le capitaine, comme beaucoup de marins, est un peu superstitieux, intervint le major.
– Le destin a prouvé que ce genre de superstition est plutôt un avertissement ! Dois-je vous rappeler, major, que le Royal Charles fut le premier navire incendié par les Hollandais parvenus à la bouée de Nore, à l'embouchure de la Tamise, en juin 1667 ? précisa l'officier.
– Vieilles guerres, vieilles histoires, vieilles croyances, monsieur Colson, qui ne peuvent intéresser notre ami français. Le Phoenix , lui, n'a jamais eu d'autre nom. Nous serons donc en sécurité à son bord, avec le meilleur marin que l'on puisse trouver sur l'Atlantique, de Liverpool aux Caraïbes, conclut le major dans un sourire.
Puis il quitta la table, invitant ainsi les convives à se retirer. Mark Tilloy, spontanément, accompagna Desteyrac sur le pont.
– Je suis bien aise de voir le départ approcher. Tous ces retards font que nos matelots, oisifs et cantonnés à bord, s'ennuient, ce qui n'est jamais bon.
– Nous attendons du monde, semble-t-il ?
– Nous attendons, en effet. Ces embarquements de dernière minute rendent le commandant irritable. Mais enfin ! Beau temps d'hiver, monsieur. « Givre de nuit sur le gréement annonce matin éclatant », cita le second, faisant ainsi dévier la conversation.
Il tira une pipe toute bourrée de sa poche.
– Comme vous, je préfère la pipe à tout, dit Desteyrac, sortant à son tour de son veston blague à tabac et fourneau de bruyère.
– Le commandant ne permet pas de fumer la pipe ailleurs que sur le pont. Le cigare est autorisé au salon et dans la salle à manger, mais il est interdit aux passagers de fumer quoi que ce soit dans leur chambre. M. Colson a une peur bleue de l'incendie, expliqua Tilloy en allumant un brûle-gueule culotté.
Le second plaisait à Charles. Il devait être du même âge que lui et avait éveillé d'emblée sa sympathie. Aussi l'ingénieur lui fit-il part de son inquiétude de terrien n'ayant jamais navigué.
– C'est la première fois de ma vie que je dois faire une telle croisière. Je crains de ressentir ce qu'on nomme le mal de mer, lieutenant. Existe-t-il un moyen de le conjurer ?
– Aucun, monsieur. J'en ai moi-même été victime à mon premier embarquement. Mais les nausées ne vous importunent que quelques heures ou quelques jours. Le temps de vous amariner, comme nous disons.
– C'est-à-dire ?
– « Être amariné, c'est avoir plié sa constitution et ses habitudes à l'état d'homme de mer », comme l'enseignent les Notifications aux marins , récita Mark en riant.
Comme Charles se taisait, perplexe, le lieutenant ajouta :
– La seule consigne que donne Uncle Dave, notre chirurgien, est de se charger l'estomac et de se distraire l'esprit. Lord Byron était du même avis puisqu'il écrit, dans le deuxième chant de son Don Juan : « Le meilleur remède contre le mal de mer, c'est un beef-steak » ! Mais rien n'indique que la mer vous soit hostile, monsieur. Étant donné l'absence de vent de nuit, on peut penser que nous n'aurons pas, dans l'estuaire, ces eaux clapoteuses qui remuent les bateaux. Cela vous permettra de commencer votre noviciat avant que nous n'entrions dans la mer d'Irlande, où nous trouverons sans doute, en cette saison, des vents favorables.
Sur le pont, les deux hommes furent bientôt rejoints par l'enseigne Michael Hocker, retour de la capitainerie du port. Au contraire de Tilloy, Hocker, l'écrivain du bord, était un jeune homme timide, de frêle constitution, le front prématurément dégarni, peu loquace. Toujours affairé au moment des départs, il passait ensuite le plus clair de son temps dans la chambre des cartes, où se trouvait son bureau. Son regard las traduisait une sorte d'indifférence au monde qui pouvait passer pour dédain des êtres et des choses. Il tenait les écritures
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