Le Pont de Buena Vista
tout jugement.
Bien que victime désignée, Charles se promit d'exhorter Cornfield à moins de rigueur. Fakis était un être fruste, dépourvu d'intelligence, incapable d'évaluer la portée de ses actes. La vénération béate qu'il portait à lady Lamia l'avait aveuglé. Et puis, il avait dû entendre souvent critiquer le projet de pont, imaginer les résistances possibles, se souvenir de la satisfaction de Fish Lady quand un ouragan avait détruit l'ouvrage de l'Américain. Supprimer le nouveau bâtisseur de pont ne pouvait manquer, dans son esprit borné, de régler l'affaire et de rassurer sa maîtresse.
Comme les curieux se préparaient à retourner à leurs affaires et que Lamia conviait Charles et Ounca Lou à regagner sa résidence, le palefrenier poussa un cri de rage : Fakis venait de lui échapper. Malgré la corde qui lui liait les poignets, l'aide-cuisinier courait vers le cañon. Alors que Charles et Tom O'Graney se lançaient à sa poursuite, tous le virent sauter sans hésitation dans le gouffre où, sur des rocs déchiquetés, à demi immergés, s'affrontaient les vagues venues du large et celles s'écoulant de l'intérieur de l'archipel. L'Indien s'abîma sans un cri dans ces eaux toujours agitées. Elles l'engloutirent, telle l'hydre océane avalant une proie. Le moment de stupeur passé, les témoins du drame vinrent se pencher sur le gouffre.
– Plus rien à voir, dit Sima.
– Le courant l'a déjà emporté et, comme il ne peut se servir de ses mains, c'en est fait de lui, commenta le palefrenier.
– Ce pauvre gars a choisi de s'en aller par le goulet du Diable, murmura Tom O'Graney.
– Que Dieu pardonne et reçoive l'âme de cet imbécile ! dit lady Lamia en s'inclinant.
Et tous, en silence, l'imitèrent.
TROISIÈME ÉPOQUE
Sous le signe d'Éros
1.
Un matin de mai 1854, quittant son bungalow pour se rendre au chantier en compagnie de Tom O'Graney, Charles aperçut lord Simon en visite chez Carver. Sur la galerie de la maison, leur discussion paraissait des plus animée. Le Français imagina une de ces colères gratuites, fréquentes chez le maître de l'île. Il se dirigea vers la charrette de Tom en feignant, par discrétion, d'ignorer la présence des deux amis. Il allait prendre place à côté de l'Irlandais quand Cornfield le héla et lui fit signe d'approcher.
– Envoyez Tom au chantier. Vous irez plus tard. Nous avons à vous parler.
Charles obtempéra, donna à O'Graney les consignes pour la matinée et se dirigea vers la maison de Carver. Cornfield, encore en tenue de cheval, agitait avec frénésie The Nassau Guardian , seul journal de l'archipel, fondé en 1844, que le bateau du courrier apportait chaque semaine à Soledad. Rouge d'indignation, il faisait face à un major Carver consterné.
– Voyez ça ! Ces sacrés Espagnols veulent vraiment la guerre. Tenez, mon ami : lisez et vous comprendrez combien leur présence à Cuba reste gênante ! dit Simon en tendant d'un geste brusque la feuille au Français.
Sous un titre énorme, le journal rapportait un événement qui s'était produit à La Havane le 28 février. Ce jour-là, un cargo à vapeur américain, le Black Warrior , et sa cargaison de coton avaient été saisis par les autorités espagnoles, sous prétexte que le manifeste du navire n'était pas en règle. Or, c'était la trente-septième fois en dix-huit mois que le Black Warrior , qui transportait régulièrement du coton de La Mobile, en Alabama, à New York, passait par La Havane pour faire du charbon. Voyant son navire saisi, le commandant Bullock, un ancien officier de la marine américaine, menacé d'arrestation, s'était réfugié sur un bateau de l'US Navy stationné à Cuba. De là, considérant que l'attitude des autorités espagnoles de Cuba violait les lois sur la liberté du commerce, il avait alerté le gouvernement de Washington. Sitôt prévenu, le secrétaire d'État américain, William L. Marcy, avait envoyé à Madrid une lettre de protestation et chargé son ambassadeur, Pierre Soulé, un juriste de New Orleans accrédité à la cour d'Isabelle II, de réclamer non seulement un désaveu formel et officiel des agissements du gouverneur espagnol de Cuba, mais aussi une indemnité de trois cent mille dollars !
– Croyez-vous que les Espagnols vont payer ? demanda Charles.
– Ils vont discuter, car ils sont aussi arrogants que rusés. Mais,
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