Le Pont de Buena Vista
le va-et-vient.
– Vous ne craignez pas de traverser ainsi le gouffre ? C'est assez impressionnant pour qui le franchit de nuit dans un grand panier suspendu à des cordages…, s'inquiéta Desteyrac.
– Je trouve ça plutôt amusant ! protesta-t-elle.
En bavardant, ils arrivèrent sur la plate-forme, devant le chevalet qui assurait les câbles. Charles tira la nacelle au plus près, expliqua comment elle se déplaçait, par roulement sur deux cordages, au moyen de poulies.
– Il vous suffit d'exercer des tractions régulières, une main après l'autre, sur le filin de manœuvre, pour faire avancer le panier sur ses supports. Ne faites pas de mouvements trop vifs, afin d'éviter le balancement latéral de l'ensemble, conseilla-t-il.
Elle lui tendit la main, le remercia pour le bon moment passé ensemble, et, avec souplesse, allait s'introduire dans la nacelle quand un homme apparut en courant sur la rive de Buena Vista. Il les héla avec de grands gestes des bras.
– Non ! Non ! Montez pas ! cria-t-il comme pour interdire à la jeune fille l'usage du va-et-vient.
– C'est Fakis, le valet de cuisine. De quoi se mêle-t-il ? fit Ounca Lou, surprise.
– On dirait qu'il vous invite à ne pas emprunter le va-et-vient, dit Charles, intrigué.
– Lui n'y monterait certainement pas, c'est un peureux. Mais je n'ai aucune raison de l'écouter. Au revoir ! dit la jeune fille en se glissant dans le panier.
Mais l'Indien paraissait de plus en plus agité. Ses gestes désordonnés traduisaient une véritable panique et, quand il se mit à frapper de la main les câbles fixés au chevalet dressé sur l'îlot, Desteyrac comprit qu'Ounca Lou devait courir un danger inattendu. Il retint la nacelle et obligea la jeune fille à en sortir.
– Je ne veux pas que vous preniez le moindre risque. Cet homme semble nous prévenir d'un défaut dans la fixation des cordages. Je vais d'abord passer seul pour m'assurer que tout est en ordre, dit Charles en grimpant dans le panier qu'Ounca Lou venait de quitter.
L'homme, apparemment rassuré par ce changement, s'éloigna rapidement du bord du cañon en jetant des regards par-dessus son épaule. Brusquement, Ounca Lou agrippa le bras de Charles.
– Non ! N'y allez pas. S'il existe un risque pour moi, ce risque existe aussi pour vous. Je vous en prie, restez là, Charles !
L'émotion lui fit pour la première fois user du prénom de l'ingénieur. Il en fut touché et quitta la nacelle.
– Mais comment allez-vous rentrer ? Dans une demi-heure, il fera nuit, et lady Lamia s'inquiétera de votre absence.
– Je pourrais rentrer à la nage, plaisanta la jeune fille.
– La mer est calme : nous allons demander à Sima de sortir sa barque et de vous reconduire.
Au village des pêcheurs, l'Arawak, tout dévoué à l'ingénieur qui l'employait à divers travaux, ne fit aucune difficulté pour accéder à sa demande. Au moment d'embarquer Ounca Lou, Desteyrac décida de l'accompagner.
– Je reviendrai avec Sima, puisqu'il faut bien qu'il rentre chez lui, mais je veux connaître la raison qui a conduit cet Indien à vous déconseiller aussi véhémentement l'usage du va-et-vient, dit-il, soucieux.
Sous les tropiques, la brièveté du crépuscule fait que la nuit succède au jour en un instant, même si le ciel, le plus souvent clair et clouté d'étoiles, fait des nuits bahamiennes, parfumées de mille fragrances, un enchantement propice aux rêveries solitaires aussi bien qu'aux élans sentimentaux, voire aux échanges passionnés. Charles ne fut pas insensible à cette ambiance enivrante et, quand ils débarquèrent sur l'appontement de Buena Vista, il prit la main d'Ounca Lou sous prétexte de la guider. Bien qu'elle connût mieux que lui le chemin conduisant à la demeure de sa marraine, elle ne marqua nulle réticence. Ce fut dans une douce pénombre qu'ils arrivèrent chez lady Lamia, qui veillait en lisant.
– Je pensais ne te revoir que demain, après le petit déjeuner, dit Fish Lady pour taquiner sa filleule, avec un clin d'œil à l'adresse de Charles.
Mise au courant de l'affaire du va-et-vient, elle ne cacha pas son étonnement et demanda à Ma Mae d'aller chercher son aide, un être simplet dont tout le monde savait qu'il affichait une dévotion naïve envers la maîtresse de Buena Vista. La cuisinière revint seule. Fakis restait introuvable, mais le
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