Le Pont de Buena Vista
l'art, ne vivifie pas la religion, n'entretient pas d'écoles, n'encourage pas la science, ne sympathise pas avec le pauvre 4 » et que s'appuyer sur la possession n'est pas une idée noble. Pour Emerson, l'esprit public américain est inexistant dans un désert de talents. Nous nous prosternons devant le veau d'or, nos dirigeants sont des utopistes ou des coquins, des politiciens corrompus ; toute majorité n'est, chez nous comme chez les autres, que rassemblement de sots et d'ignares. La vraie religion de l'Amérique, pays des nains Lilliput se nourrissant de haricots bien gras 5 , serait l'hypocrisie, et notre idole, le dollar ! Voilà ce que proclame l'homme qui veut dépenser deux cents millions de dollars pour affranchir les nègres ! pesta Jeffrey.
Lord Simon avait écouté les yeux mi-clos, tirant sur son cigare avec un sourire indulgent, la diatribe de son cousin.
– Mon cher Jeffrey, l'important n'est pas ce qu'Emerson dit avec aigreur de la civilisation en général et de l'américaine en particulier. Non. La seule affaire importante pour votre pays, et qui peut le conduire à la guerre civile – car ce n'est rien d'autre qu'une guerre entre citoyens qui se déroule actuellement au Kansas –, reste la nécessaire, l'inéluctable abolition de l'esclavage.
Jeffrey approuva d'un vague signe de tête et s'adressa à Malcolm.
– Voulez-vous être assez aimable pour fermer la porte, dit-il en désignant l'entrée du salon.
Murray s'exécuta et, quand il reprit son fauteuil, Jeffrey justifia sa demande.
– Nous avons plusieurs domestiques noirs dans la maison, inutile qu'ils entendent ce que nous avons à dire d'une question qui, certainement, les préoccupe, dit-il.
– En tout cas, mon cher, puisque nous pouvons parler librement, laissez-moi vous dire qu'il n'y a pas grande différence entre les esclaves des États du Sud et vos nègres libres du Nord. Ou plutôt, si : il y a une différence. Chez les planteurs de Louisiane ou de l'Alabama, l'esclave est hébergé, nourri, même soigné quand il est malade, car il représente une valeur marchande et une sorte de machine à égrener le coton, qui doit fonctionner. Mais les nègres que l'on voit à New York travaillent autant que dans le delta du Mississippi, presque toujours à de bas travaux et sous l'autorité de Blancs qui ne sont pas plus tendres que les planteurs ou leurs intendants. Seulement, quand ils n'ont pas d'emploi, les nègres de New York se trouvent sans vivre ni couvert. Ils doivent alors chaparder pour se nourrir et, s'ils deviennent malades, personne ne se préoccupe de leur donner des soins. Ils peuvent mourir dans la rue, développa lord Simon.
– Certes, mais les nègres de cette catégorie, souvent ivrognes et paresseux, sont dans la même situation que les Blancs de même condition. Cependant, tous sont libres d'aller et venir à leur guise, protesta Jeffrey avec conviction.
– La belle consolation, la belle affaire ! Les abolitionnistes feraient bien, monsieur, de s'intéresser au sort des nègres que j'ai vus sur les quais de l'Hudson, près des transatlantiques, mendier des restes de nourriture aux marins ou fouiller les ordures évacuées des navires, osa Murray.
– Mais nous avons des institutions charitables qui s'occupent de ces malheureux, mon garçon. On ne vous a pas attendu pour ça ! Je donne chaque année cent dollars à mon église pour l'éducation des enfants noirs et le dispensaire des travailleurs nègres. Vous devez néanmoins comprendre, mon garçon, que toute assimilation des nègres à notre société est impossible. Elle serait contre nature. C'est pourquoi nous disons toujours « Keep the Negro in his place 6 » , déclara Jeffrey, traduisant l'état d'esprit de la majorité des New-Yorkais de race blanche, quel que fût leur niveau social.
– Bien sûr, il en va de même aux Bahamas. Mais, sur Soledad, aucun ancien esclave accueilli par mon oncle ne couche à la belle étoile, aucun n'a besoin de mendier ou de fouiller dans les ordures pour nourrir sa famille, dit Malcolm.
– Ils ont le soleil, la mer pleine de poissons et des fruits succulents que mon bon cousin nous vend à prix d'or, répliqua le banquier, enjoué.
– Ce qui me gêne un peu, malgré les principes antiesclavagistes que nous exprimons, c'est que l'industrie textile du Nord profite indirectement du travail des esclaves du Sud, insista
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