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Le Pont de Buena Vista

Le Pont de Buena Vista

Titel: Le Pont de Buena Vista Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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Jeffrey.
     
    – Ne vous aveuglez pas, mon cher cousin. Cette partition ne résistera pas au progrès d'un humanisme moins utopiste que celui que prône Emerson. Les nègres libres s'instruisent. Ils savent lire, compter, et finiront par occuper certaines places subalternes que l'on croit encore réservées aux Blancs. Cela commencera par des emplois de commis dans vos banques et continuera par l'arrivée de greffiers dans les tribunaux. Tenez, au fameux congrès de l'American Anti-Slavery Society de New York, au cours duquel Emerson fit la proposition dont nous avons parlé, le public a ovationné un Noir de Brownhelm, petite ville de l'Ohio : un certain John Mercer Langston, premier nègre élu conseiller municipal de sa commune, rapporta lord Simon.
     
    – Peut-être même verrons-nous un jour des maires et des sénateurs noirs, lança Murray, provocateur.
     
    – Dieu nous préserve d'une telle hérésie ! grogna Jeffrey.
     
    Ce genre de débat aurait pu se poursuivre, chaque soir, si Charles Desteyrac, encouragé par Simon, qui sentait se développer une animosité gênante entre son neveu et son cousin, n'avait invité le Français à suggérer d'autres sujets de conversation. On évoqua donc ce que les journalistes avaient appelé la ruée vers l'or.
     
    – Savez-vous qu'il y a actuellement au moins vingt-cinq mille Français qui cherchent de l'or en Californie ? Vanderbilt, qui possède maintenant cinquante bateaux, fait beaucoup de dollars en les transportant du Havre à San Francisco. Car il a soin de leur faire payer d'avance leur passage, précisa Jeffrey.
     
    – Ramassent-ils beaucoup d'or ? demanda Desteyrac.
     
    – On dit que certains ont trouvé des tas de pépites, qu'ils se font parfois voler par des mineurs moins chanceux, à moins que les dames des saloons ne les dépouillent adroitement. Voyez-vous, ceux qui s'enrichissent moins vite mais plus sûrement sont ceux qui, au lieu d'exploiter les mines, exploitent les mineurs : hôteliers, gargotiers, mais aussi charpentiers, ébénistes, tailleurs, cuisiniers, cordonniers et même bijoutiers ou notaires, parmi lesquels on trouve bon nombre de vos compatriotes, énuméra le banquier.
     
    On en vint aussi à parler des compagnies de chemins de fer, dont les actions rapportaient entre trois et cinq pour cent. Jeffrey et Simon Cornfield y avaient l'un et l'autre des intérêts. Les voyageurs disposaient maintenant de sept trains par jour entre New York et Philadelphie, et l'on comptait onze mille cinq cents kilomètres de voies ferrées à travers l'Union. Lord Simon, qui ne manquait jamais de rappeler que la reine Victoria avait été, en 1842, le premier monarque à prendre le train, ne cachait pas son impatience de voir le gouvernement fédéral choisir entre les quatre itinéraires étudiés depuis 1849 pour la construction de la ligne transcontinentale qui relierait l'Atlantique au Pacifique. Le tracé qui avait les faveurs de lord Simon – et de la compagnie dont il était actionnaire – allait de New York à Saint Louis et San Francisco en passant par l'Arkansas. En attendant, les compagnies étiraient leurs réseaux, mais toutes n'étaient pas en bonne situation financière. En 1854, Jeffrey T. Cornfield avait assisté à la banqueroute de son ami Robert Schuyler, président des New Haven Railways. C'est pourquoi le banquier tempérait l'enthousiasme de son cousin, prêt à s'associer à William Henry Aspinwall pour construire un chemin de fer au Panama !
     
    On ne pouvait manquer d'évoquer aussi les affaires cubaines. Le Manifeste d'Ostende avait séduit l'opinion américaine, ce qui venait d'inciter le gouvernement fédéral à réitérer son offre d'achat de l'île. Une rumeur persistante faisait état de la préparation d'une nouvelle expédition qui rassemblerait des milliers de volontaires, recrutés dans les trente-deux États de l'Union, pour aller libérer Cuba du joug espagnol.
     
    – On aurait déjà acheté des chevaux, des canons, des armes et même des vapeurs pour transporter les gens et le matériel. Mais cela paraît bien confus car, dans son premier numéro, El Eco de Cuba , publié à New York le 22 juin dernier par José Mesa avec pour devise celle de la République française : « Liberté, Égalité, Fraternité », écrit que les révolutionnaires cubains ne se sacrifieront pas pour « conserver l'esclavage aux riches et augmenter la production de sucre 7  ». L'annexion me paraît

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