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Le Pont de Buena Vista

Le Pont de Buena Vista

Titel: Le Pont de Buena Vista Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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elle veillait sur le veuf fidèle. Ainsi, Jeffrey dégusta son potage aux huîtres, découpa l'énorme jambon de Virginie clouté de girofle, pièce de résistance, puis, au dessert, inonda de crème un fagot de gaufrettes tièdes sous le regard vigilant de l'épouse bien-aimée, dans lequel Charles crut lire aussi une envie gourmande.
     
    Dès le troisième dîner, il fut prouvé qu'on mangeait bien à New York et que les critiques moqueuses des gastronomes français, quand on évoquait la cuisine américaine, ne pouvaient s'appliquer au chef des Cornfield, « un cuisinier enlevé à la duchesse de Kent à coups de dollars », souffla lord Simon à Charles. Au cours de ce repas, dont les femmes étaient absentes, se succédèrent des filets de sole sur rondelles de concombre, un émincé de dinde sauce madère accompagné d'une crème aux marrons relevée d'armagnac et de beignets de maïs, avant l'apparition, au dessert, d'une gelée au citron et de sablés à la fraise. Quant aux vins, des blancs de Bourgogne et des bordeaux rouges millésimés, ils valaient ceux que proposaient, à Paris, Vefour et les Frères-Provençaux.
     
    – Que pensez-vous de la table du cousin Jeffrey ? glissa discrètement Cornfield à Desteyrac quand, ce soir-là, les convives quittèrent la salle à manger.
     
    – Excellente en tous services. Il n'est plus nécessaire, pour un Français, de prendre des précautions gastronomiques comme le fit en 1787 notre ambassadeur, le marquis François de Moustier. On raconte en effet que, lors d'un banquet offert à George Washington par le vice-président John Adams, notre ministre, fin gourmet, ne goûta qu'au potage, refusa tous les autres plats et se fit servir, préparé par son propre cuisinier, un pâté de gibier. On pardonna au diplomate cette grossière insolence parce qu'il partagea aimablement son pâté avec les autres convives, rapporta Charles, qui savait Simon Leonard grand amateur d'anecdotes historiques.
     
    Dès son installation à New York, l'ingénieur avait télégraphié à Pittsburgh pour annoncer sa prochaine arrivée. Cette fois, la réponse des ingénieurs de Keystone Bridges Works avait été immédiate. On commencerait l'exécution des pièces commandées sitôt que le Français serait sur place.
     
    Dès lors, avec Malcolm Murray et Mark Tilloy quand ce dernier se trouvait libre, Charles se lança à la découverte de la ville, dont il constata qu'elle n'était pas une presqu'île, comme il l'avait d'abord cru, mais une île, puisque au-delà des quartiers nord la rivière de Harlem séparait New York du continent. Quand il s'étonna de voir que les rues parallèles, traversant la cité d'est en ouest, ne portaient, sauf certaines du bas de la ville, que de simples numéros, de même que les longues avenues rectilignes courant du nord au sud, Murray proposa une explication.
     
    – Mon cher, les New-Yorkais n'ont pas assez de grands hommes pour nommer leurs rues !
     
    Comme de nombreux Britanniques, l'honorable Malcolm Cuthbert n'avait pas encore digéré la perte des belles colonies anglaises d'Amérique.
     
    On vit le trio se déplacer dans les omnibus à chevaux, se défendre des moustiques, fort agressifs en cette saison, parcourir les halls du Crystal Palace 2 qui avaient abrité une exposition de l'Industrie et du Commerce américains, hanter le bar de l'hôtel Metropolitan où officiait Jerry Thomas, le barman le plus célèbre de la ville. Ses breuvages chaleureux et stimulants –  sherry cobbler 3 , notamment – avaient porté sa réputation jusqu'à Londres. Ils dînèrent parfois chez Thompson, sur Broadway, virent, au théâtre Bowery qui pouvait accueillir trois mille cinq cents spectateurs, une pièce de Sheridan. À l'Academy of Music, où Jeffrey T. Cornfield avait une loge, ils assistèrent à une représentation de Coriolan . Ils applaudirent aussi – Charles plus fort que les autres – Rachel, la célèbre tragédienne qui, à trente-cinq ans, restait, dans Horace , la plus émouvante Camille qu'eût pu rêver Corneille.
     
    Au lendemain de la représentation, comme Charles commentait avec un enthousiasme un peu chauvin le jeu de Rachel, Jeffrey, qui avait l'habitude, fort répandue chez les Américains, de tout apprécier par le coût, révéla que Mlle Rachel avait reçu, pour sa première apparition sur scène à New York, un cachet de cinq mille dollars. « Comme elle doit donner ici vingt-quatre représentations à

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