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Le Pont de Buena Vista

Le Pont de Buena Vista

Titel: Le Pont de Buena Vista Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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annoncer chez le lord, qui boudait dans son appartement, et rien ne transpira du premier entretien entre les deux hommes. À l'heure du dîner, ils apparurent souriants comme les meilleurs cousins du monde.
     
    Avec l'assurance de ceux dont la réussite est publique, qui jouissent à la fois d'une fortune établie, d'une autorité certaine et du respect de leurs concitoyens, le banquier se montra d'une extrême courtoisie avec les invités de lord Simon, présentés comme amis intimes. Jeffrey T. Cornfield, petit homme sec et vif, visage anguleux, teint mat, regard mobile, cheveux plaqués, appartenait – d'après le docteur Weston Clarke, qui l'avait déjà rencontré – à la touchante minorité des veufs inconsolables. Il avait marié Edna, sa fille aînée, à un magistrat et vivait à Washington Square – « dans le Village », disaient les initiés – avec ses deux autres filles Ann et Lyne, âgées de seize et dix-sept ans. Quant au seul garçon de la famille, Henry G. Cornfield, il dirigeait un important négoce de produits étrangers, qu'il importait et revendait aux boutiquiers détaillants. Toujours d'après Weston Clarke, ce célibataire passait le plus clair de ses loisirs à jouer au whist sous les lambris du Knickerbocker Club, fondé par les descendants des premiers colons anglais de Plymouth. La défunte Mme Jeffrey Cornfield étant née Mullins, nom d'un des cent quatre pèlerins du Mayflower , son fils avait été admis dans le cercle le plus fermé de New York. Cette exclusivité, très enviée par des centaines de gens qui se targuaient d'avoir eu un ancêtre sur le bateau des Pilgrim Fathers , ne l'empêchait pas de fréquenter assidûment les cabarets et les théâtres de Broadway, dont il connaissait aussi bien les coulisses que les promenoirs. Quelques mois plus tôt, un échotier avait révélé qu'une théâtreuse, assez intime pour appeler Cornfield junior par son seul prénom, organisait, dans le bel appartement de son amant, à Gramercy Park, des représentations privées, l'habit n'étant pas de rigueur.
     
    L'article avait si fort déplu à Jeffrey senior qu'Henry avait été envoyé en mission de prospection commerciale au Japon, dont les ports, grâce à une expédition intimidante du commodore Matthew Perry, à la tête d'une escadre de sept frégates armées, venaient de s'ouvrir au commerce américain.
     
    Rentré depuis peu à New York, Henry G. Cornfield ne faisait que de rares apparitions à Washington Square.
     
    Après avoir excusé l'absence de ses filles et celle de leur cousine, lady Ottilia, Jeffrey T. Cornfield offrit son bras à Margaret Russell pour passer à table. Étant la plus âgée des deux femmes, elle s'assit à la droite du banquier, qui prit à sa gauche Dorothy, l'épouse du médecin. Placé face à cette dernière, Charles la trouva fort agréable à regarder. Mince, blonde, visage d'un bel ovale, yeux d'un bleu très pâle, habilement maquillée, elle apparut au Français comme une parfaite illustration de la beauté anglaise, mièvre, douce et corsetée, du genre des femmes que l'on voit sur les vignettes des romans sentimentaux. Timide et facilement rougissante, elle offrait un contraste évident avec la femme du pasteur, type achevé de la missionnaire coloniale dont tous les traits dénotent force et assurance : grands yeux marron, large bouche, menton carré, peau nette ignorant la poudre de riz, mains puissantes et voix sonore bien propre – comme on l'avait entendu sur le Phoenix pendant la traversée – à chanter les hymnes et à tancer les écoliers paresseux.
     
    Lors de ce premier repas, Charles découvrit ce qu'étaient le mobilier américain et la cuisine new-yorkaise. Sur une longue table Sheraton à pieds tripodes et plateau d'acajou vernissé, cristaux, porcelaine et argenterie prenaient, sous l'éclairage au gaz d'un énorme lustre à pendeloques et de chandeliers XVIII e , un éclat somptueux. Suspendu au-dessus d'une cheminée, dont le marbre vert veiné de jaune avait été importé d'Italie pour sacrifier à la mode du moment, un grand miroir reflétait le mur opposé. Sur les cloisons tendues de soie abricot à décor végétal, identique à celle qui recouvrait les sièges dans le goût édouardien, étaient accrochés des portraits, dont celui de la défunte maîtresse de maison. Dans son cadre tarabiscoté, potelée, sourire mutin, pommettes vermillon, bouche mignarde, débonnaire autant qu'admirative,

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