Le Pont de Buena Vista
de son identité.
Par le biais d'une bizarre intuition, il ne fut pas étonné en découvrant que la visiteuse n'était autre que lady Ottilia. Très élégante dans une sage robe tourterelle ornée de dentelle parme au col et aux poignets, elle attendait, assise sur un canapé.
– Quelle surprise ! Vous, si tôt levée ! s'exclama Charles.
– Asseyez-vous, monsieur Desteyrac. J'ai une prière à vous adresser.
– Une prière, grand Dieu ! s'étonna l'ingénieur en prenant place sur le canapé, près de la visiteuse.
– J'aimerais, monsieur Desteyrac, que vous assistiez à mes fiançailles, dont mon père vient de fixer la date avec Jeffrey et la mère d'Edwin. Ce sera le 29 août à Cornfield House pour la cérémonie. Le soir, on donnera banquet et grand bal à l'hôtel Astor, car Jeffrey veut faire de mes fiançailles un événement mondain pour New York. Il y aura beaucoup d'invités que je ne connaîtrai pas et peu d'amis personnels. C'est pourquoi je souhaite ardemment que vous soyez là.
– Mais, lady Ottilia, je quitte New York dans une heure pour Pittsburgh, où je vais séjourner plusieurs mois, au train où vont les choses dans ce pays !
Ottilia ôta son gant et lui prit la main.
– D'abord, Charles, ne soyons plus aussi cérémonieux. Appelez-moi Ottilia, ou mieux encore Otti, comme mes vieux amis, dit-elle avec sa détermination coutumière.
– Eh bien, chère Otti, bien que je le regrette sincèrement, je ne pourrai assister à vos fiançailles. La fabrication des éléments du pont, auquel votre père tient beaucoup, nécessite ma présence à Pittsburgh, expliqua Desteyrac.
– J'en ai parlé hier soir avec mon père. Il m'a dit : « M. Desteyrac peut fort bien abandonner les ateliers de Keystone Bridges Works pendant deux ou trois jours pour assister à tes fiançailles. » Alors, ne me décevez pas, acceptez de revenir, puisque mon père vous y invite. Il est entendu que les frais de cet aller et retour seront à sa charge, précisa Ottilia, toujours pratique.
– C'est aimable à votre père de tout prévoir, dit Charles, irrité par le fait que les Cornfield eussent déjà disposé de lui.
– Mon père sera heureux de vous avoir près de lui ce jour-là. Ma future belle-mère l'entoure de trop d'attentions, et les millionnaires new-yorkais l'exaspèrent avec leurs façons de nouveaux riches. C'est Malcolm qui m'a conseillé de venir moi-même vous trouver ce matin. Je vous en prie, acceptez ! Sans vous, la fête ne serait pas complète, dit-elle, baissant les yeux comme une adolescente timide.
– Est-ce un défi ? demanda Charles, gentiment narquois.
– Pourquoi pas ? Je suis anglaise et obstinée, savez-vous !
– Autant que lady Godiva ? plaisanta Charles.
– Mettez-moi à l'épreuve.
– Je ne vous demanderai pas de galoper sur la Ve Avenue en tenue d'Ève, Ottilia. Mais pourquoi attachez-vous tant d'importance à ma présence lors de vos fiançailles avec un futur général de l'armée des États-Unis ? Je suis un étranger, engagé pour construire un pont, un simple salarié de lord Simon, dit le Français.
– Vous savez bien qu'en deux ans vous êtes devenu pour mon père, pour Malcolm, pour ma tante Lamia aussi, qui parle de vous dans toutes ses lettres, et même pour le rude Carver, bien plus qu'un ingénieur à qui mon père a commandé un pont que personne n'a su faire assez solide jusque-là. Que vous le vouliez ou non, Charles, vous êtes maintenant de Soledad. Vous appartenez à l'île enchantée où je suis née et où je veux revenir.
Ottilia s'exprimait avec une telle émotion contenue et un tel accent de sincérité que Charles, quoique sur ses gardes, en fut touché.
La femme d'une rare beauté qui pétrissait sa main, assise près de lui sur le canapé, n'était-elle que l'insupportable enfant gâtée décrite par Murray et Carver ? Était-elle seulement l'aristocrate altière, dure, intransigeante, dévergondée, toujours prête à scandaliser sa caste par des coups de tête et de folles impudences, ou cachait-elle, derrière ses audaces, une malheureuse Psyché en révolte, pour une raison secrète, contre le monde et la vie ? À quel moment Otti jouait-elle un rôle ? Quand elle canalisait les passions des hommes vers l'humiliation ou le désespoir, quand elle inspirait le désir pour le décourager, quand elle posait nue, couverte
Weitere Kostenlose Bücher