Le Pont de Buena Vista
la nuit à dormir au milieu des passagers. Comme Charles s'étonnait de l'accélération du train et du silence soudain des machines, Van Greuben expliqua que, pour économiser le combustible, le convoi descendait pour ainsi dire en roue libre. Sur chaque voiture, les serre-freins avaient pour mission de contrôler la vitesse, d'empêcher le Pennsylvania Railway de s'emballer au risque de dérailler dans une courbe. Charles trouva aussi inquiétant qu'audacieux ce nouvel aspect de l'efficacité économique américaine !
Il était plus de neuf heures du matin quand un employé annonça l'arrivée imminente à Pittsburgh, terminus de la ligne. Desteyrac estima mentalement qu'il avait parcouru les quelque sept cents kilomètres séparant New York de Pittsburgh en moins de vingt heures, soit à une vitesse moyenne de trente-huit kilomètres à l'heure. Compte tenu des arrêts et du lent franchissement des Alleghany, c'était tout de même une performance car le train, entre New York et Philadelphie, avait poussé des pointes de vitesse à plus de cinquante kilomètres à l'heure.
Dès que le convoi s'immobilisa, ce fut la ruée vers les sorties, comme si le feu venait de se déclarer dans le wagon. Van Greuben, aussi pressé que les autres mais soucieux de prendre, dans les règles, congé de son compagnon de voyage, décidé, lui, à éviter la bousculade, se mit à rire à la vue de la moue réprobatrice de Charles.
– Chez nous autres, Américains, le goût de la compétition est permanent. Nous craignons toujours de voir le voisin nous devancer. Je ne sais quel Français a dit : « Si cent Américains étaient au moment d'être fusillés, ils se battraient à qui passerait le premier, tant ils ont l'habitude de la concurrence 5 . » Ayant tendu sa carte de visite et serré à la broyer la main de Charles, Van Greuben se lança dans l'allée centrale de la voiture. Écrasant quelques pieds, il repoussa d'une bourrade ceux qui ralentissaient sa progression, sauta sur le quai et disparut dans le flot de gens qui espéraient bien arriver avant lui aux quelques dog-carts en stationnement.
Ayant reconnu son nom parfaitement calligraphié sur une ardoise brandie par un homme en gris, Charles Desteyrac comprit qu'il était attendu. L'ingénieur en chef de Keystone Bridges Works avait délégué un de ses adjoints, parlant français, pour accueillir l'ingénieur.
Robert Lowell plut à Charles dès le premier contact. Assez court de taille mais bien charpenté, d'allure vive et dégagée, le jeune homme offrait un visage ouvert aux yeux rieurs, et sa poignée de main fut chaleureuse. Après les questions d'usage sur la qualité du voyage, il expliqua qu'il avait été désigné pour s'occuper du visiteur, d'abord parce qu'il avait lui-même étudié les plans envoyés de Soledad, mais aussi, ajouta-t-il avec un sourire, « parce que je suis célibataire et censé connaître tous les bons coins de Pittsburgh, la ville la moins gaie de l'Union ».
Tandis que le boghei roulait vers l'hôtel où Desteyrac serait hébergé pendant son séjour, Robert Lowell, qui tout de suite décida qu'entre ingénieurs du même âge, sinon de la même formation – il était métallurgiste diplômé d'un institut du Massachusetts –, on pouvait s'appeler par le prénom, désigna les hautes cheminées qui hérissaient la ville, telles des quilles de brique d'où sortaient des panaches d'une fumée plus dense quand les hauts-fourneaux recevaient une nouvelle charge de charbon et de minerai.
– Vous êtes ici dans la Birmingham américaine. La première ville manufacturière de l'Union ! Pittsburgh, notre Smoky City , est la cité des hauts-fourneaux qui jamais ne s'éteignent. Même le dimanche, quand il est interdit à tous de travailler, voire de voyager, des hommes veillent sur les foyers. Pittsburgh a vendu l'an dernier plus de cinq cent mille tonnes d'un excellent fer. On bâtit sans cesse de nouvelles usines, non seulement des fonderies et des fabriques de rails et de charpentes, mais aussi des verreries, des quincailleries et des ateliers de conserves alimentaires. Les unes fabriquent des machines à vapeur, d'autres forgent des haches, taillent des scies, produisent des tonnes de clous et de rivets. C'est aussi de Pittsburgh que sortent les canons et les boulets de l'armée des États-Unis, canons et boulets que nous vendons aussi bien au Grand Turc qu'au sultan du Maroc, dit Lowell avec
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