Le Pont de Buena Vista
pareillement fraîches, charmeuses et d'une polissonnerie mesurée, vinrent s'asseoir sur les genoux des visiteurs, accélérant la procédure des rapprochements.
Les demoiselles disposaient chacune d'une chambre où l'on s'enferma par couples pour le meilleur de la nuit. La fille qui échut à Charles se nommait Lucy et ne manquait ni de savoir-faire ni d'entrain. Pour elle comme pour sa sœur Fanny, le plaisir devait être partagé avec enthousiasme et non pas offert et pris sous prétexte qu'il était acheté et vendu. Lucy confessa, entre deux étreintes, que le but des deux sœurs était de réunir suffisamment d'argent pour ouvrir à San Francisco un hôtel doté d'un luxueux saloon, réservé à une clientèle huppée, « pas seulement aux chercheurs d'or chanceux que toutes les filles de l'Ouest s'entendent à plumer », précisa-t-elle.
Au matin, les deux amis furent invités à partager un petit déjeuner familial, présidé par la veuve, qui se révéla être la tante des orphelines et aussi, sans doute, leur comptable, car elle empocha, charmée par la générosité des visiteurs, les dix dollars déposés sur la table, entre la théière et les tartines que chaque jumelle beurra pour l'élu, sinon de son cœur, du moins de son lit. On se sépara en promettant de se revoir.
Avant de quitter Pittsburgh pour répondre à l'invitation d'Ottilia, Charles, qui pensait souvent à Ounca Lou, rédigea, comme il avait promis de le faire, une longue lettre destinée à la jeune fille. Il lui décrivit New York comme il l'avait vue et telle, peut-être, que l'étudiante ne l'avait pas perçue : une ville inachevée où des terrains vagues, pauvres prairies pour vaches et chèvres urbaines, alternaient avec des pâtés de maisons parfois prétentieuses, le plus souvent laides.
« New York, écrivit-il, est une ville sans aménité où une poignée de familles tiennent le haut du pavé. Elle doit sa personnalité à une topographie déjà appréciée des Indiens. La barrière sociale est certes l'argent, mais chacun peut la franchir quand il en a suffisamment gagné pour se faire construire un hôtel à Washington Square ou à Gramercy Park.
» C'est une cité sans passé, tout y est contemporain et paraît aléatoire. J'ai découvert que les abolitionnistes, qui reprochent tant aux planteurs du Sud de posséder des esclaves, traitent leurs domestiques noirs à la fois comme des domestiques et comme des Noirs, c'est-à-dire comme des esclaves salariés.
» J'ai vu beaucoup de petites filles délurées, en robe d'organdi, manger dans la rue les glaces qu'elles se font offrir par les garçons, la crème glacée étant, m'a-t-on dit, le commencement de toute flirtation autorisée par les parents. Quant aux femmes, elles doivent faire preuve en toute circonstance de respectabilité et dissimuler leurs aventures, quand elles osent en avoir, avec la même application que les hommes mettent à les ignorer. Il semble qu'on mette en pratique, assez sagement, un conseil donné par Herman Melville dans Redburn : “Les dames sont comme les croyances : si vous ne pouvez pas en dire du bien, ne dites rien.”
» Ici, les dames en vue dans la bonne société ont le sens et le goût de la parade. C'est à l'opéra que je l'ai constaté. On y va moins pour entendre les chanteurs et suivre l'action que pour être vu. Les épouses, penchées au bord des loges, sont des vitrines. Elles présentent coûteuses toilettes, bijoux et colifichets dernier cri, ce qui révèle le train de vie du mari. Il semble que, dans le monde des affaires, cela confirme un crédit. L'opéra est donc comme une sorte de Bourse où monte ou descend la valeur mondaine de telle ou telle femme de banquier ou de négociant, parallèlement au cours de la fortune de son époux.
» Cette aristocratie chrysogène, à qui le symbole serpentin du dollar tient lieu de blason, est avide de distinctions et de titres nobiliaires. Mes compatriotes, qui n'ont souvent pour seul bien que leur nom à particule, sont parmi les premiers fournisseurs de maris pour plébéiennes cousues d'or. Il arrive qu'elles soient en plus jolies, séduisantes et point sottes. Le plus extraordinaire, chère Ounca Lou, est que Cupidon réussisse parfois à s'immiscer dans de telles unions, et qu'un véritable amour supplante les hypocrisies et fasse des époux heureux. »
Charles s'appliqua ensuite à une description de Pittsburgh en
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