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Le Pont de Buena Vista

Le Pont de Buena Vista

Titel: Le Pont de Buena Vista Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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engraissés par les fumées tourbillonnantes des hauts-fourneaux. Pareilles à des canons verticaux ne tirant que suie et gaz nauséabond, les cheminées de brique semblaient défier le soleil, dont les rayons ne pénétraient que ternes et las dans les rues étroites. Des flocons noirs tombaient en voletant sur les toits et sur les têtes, maculaient les chapeaux, les vêtements, parfois les visages. Seuls les étrangers de passage paraissaient sensibles à cette atmosphère, qui n'était pas sans rappeler celle des éruptions volcaniques.
     
    L'hôtel où logeait Charles offrait le plus récent confort et, chaque soir, avant de descendre dîner, il se faisait porter eau chaude et serviettes par un valet et se plongeait dans un bain. Vêtu de linge frais, il dînait seul quand il ne rejoignait pas Lowell, qui connaissait tous les restaurants et cabarets d'une ville où personne, semblait-il, n'avait envie de s'amuser.
     
    Un soir, le jeune homme confessa que la vie à Pittsburgh n'avait rien d'exaltant.
     
    – Il n'y a pas une cité dans l'Union, ni peut-être au monde, où l'on accorde aussi peu de temps et de place au plaisir. Ici, on ne fait que travailler pour gagner le plus d'argent possible, le plus vite possible. Les repas eux-mêmes sont considérés comme temps perdu pour le travail et les affaires. Dans les familles, comme dans les cantines des ateliers, on les expédie en dix minutes. Le dimanche, on se doit d'oublier le dollar. Mais c'est pour s'abandonner à l'ennui. On va de la maison à l'église où l'on chante des hymnes, et certains, qui ont fait provision d'alcool – car cabarets et tavernes sont fermés – s'enivrent avec application. Boston, ma ville natale, souvent présentée comme la plus puritaine des États-Unis, est une ville licencieuse par rapport à Pittsburgh, et quand on est, comme vous et moi, célibataire, alors…, dit Lowell, laissant sa phrase en suspens.
     
    – Quand on est célibataire ? relança Charles.
     
    – Eh bien, il faut trouver ce qui est très caché ici : des demoiselles accueillantes. Il n'y a qu'un bordel pour Irlandais, que la police surveille, car on s'y querelle toutes les nuits. Un ingénieur de Keystone Bridges Works ne peut y être vu.
     
    – Et vous avez trouvé mieux ? insista Charles.
     
    – Depuis peu et par hasard. J'ai rencontré, chez le libraire, une veuve peu attrayante, genre entremetteuse minaudante, qui me fit comprendre que les jumelles orphelines qu'elle héberge ne dédaignent pas de recevoir les hommages de jeunes gens bien élevés et plutôt généreux. Cette femme doit repérer les célibataires de bonne allure pour les conduire à ses protégées, sans doute en prélevant une dîme sur l'argent qu'on leur laisse. Pour être reçu chez elle, dans une maison au flanc du mont Washington, il faut apporter une bouteille de champagne, des gâteaux pour les demoiselles et un flacon de porto pour elle. Je me suis déjà procuré ces appâts, mais j'hésite à me rendre seul chez cette maquerelle, bien que je n'aie pas accompli depuis plusieurs mois ce que les papistes appellent l'œuvre de chair ! déclara Lowell avec franchise.
     
    – Vous voudriez peut-être que je vous accompagne ? Après tout, des jumelles me semblent assez indiquées pour tenir un moment compagnie à des presque jumeaux ! proposa Charles en riant.
     
    Robert Lowell, que Charles appelait maintenant Bob, comme tous les amis de l'ingénieur, n'attendait que cet encouragement. Une heure plus tard, les deux hommes devisaient avec une femme aux bandeaux gris, guindée, questionneuse, et deux jeunes filles plutôt jolies, très chastement vêtues de longues jupes, genoux serrés et mains croisées, dans un salon petit-bourgeois avec fauteuils aux accoudoirs caparaçonnés de dentelles, portraits supposés de famille, napperons au crochet et lumières tamisées.
     
    Après les libations et une foule de considérations sur le climat, la saleté de la ville, les bruits industriels, Lowell se résolut à faire avancer les choses. Il expliqua sans détour à la duègne que son ami et lui-même n'étaient pas venus pour parler de la pluie et du beau temps. Cette entrée en matière amena un sourire des plus encourageant sur les lèvres des jumelles, qui ne quittaient pas des yeux les visiteurs tout en se murmurant à l'oreille des propos portant sans doute sur le choix de leur client respectif. La veuve se retira dignement et, sans façon, les jumelles

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