Le Pont de Buena Vista
enthousiasme, conscient et fier d'être engagé dans la grande aventure industrielle du siècle.
Deux grosses rivières, Alleghany et Monongahela, unies pour former le grand fleuve Ohio, dont les eaux grossiraient plus au sud le Mississippi, enserraient la ville, peuplée de plus de cinquante mille habitants. Lowell rappela à Charles que, sur cette langue de terre, les Français avaient autrefois élevé le fort Duquesne, quand la France possédait encore l'immense Louisiane et le Canada.
– Ici les Français ont, par leur résistance, en 1754, découragé George Washington, alors lieutenant-colonel des milices virginiennes, de poursuivre son expédition vers le nord ; mais, quatre ans plus tard, ils durent abandonner la forteresse aux Anglais, à la veille de s'emparer du Canada.
– Peut-on voir des vestiges de ce poste qui existait encore il y a moins d'un siècle ? demanda Charles.
– Aucun. Les pierres du fort servirent sans doute à construire les maisons des nouveaux occupants, répondit Lowell.
Le temps de déposer son bagage au Monongahela Hotel, le meilleur de la ville, et Charles se fit conduire chez Keystone Bridges Works. Dès l'entrée dans les ateliers, il fut subjugué par la révélation soudaine d'une puissance dévorante, faite de métal et de feu. L'immensité des halls sur piliers où s'activaient – autour des hauts-fourneaux, chargés par le sommet au moyen de wagonnets gravissant des plans inclinés – des ouvriers que rien ne pouvait distraire de leur tâche annonçait un type de cathédrales consacrées à la déesse Métallurgie. Qu'ils basculent dans les moules les creusets pleins d'une fonte en fusion s'écoulant comme guimauve aveuglante ; qu'ils déplacent, à l'aide de gigantesques tenailles suspendues à des portiques et de chariots sur rails, les lingots d'un atelier à l'autre ; qu'ils forcent le fer pâteux à pénétrer entre les rouleaux des laminoirs impatients d'accoucher de rails, de poutres et de tôles : tous ces êtres d'apparence identique, frères convers au service des grands prêtres de l'industrie et du capitalisme, ressemblaient à des diablotins laborieux. Joues maculées de poussier où la sueur ruisselante traçait des sillons clairs, vêtements criblés de brûlures dues aux gerbes d'étincelles incandescentes qui, telles des queues de comète, jaillissaient du fer, ils n'eurent pas même un regard pour l'étranger.
– La plupart de nos ouvriers sont irlandais et n'ont d'autre ressource que leur force musculaire. Ces gens mouraient de faim en Irlande. Ici, ils sont contents d'être logés et nourris. Savez-vous qu'ils font trois repas par jour, avec chaque fois un beau morceau de viande, car ces hommes sont d'insatiables carnivores ? Ils reçoivent aussi du pain et, à deux repas, du beurre, du café et du sucre. À cela nous ajoutons de cinq à huit verres de whisky par jour. Et nous les payons de cinquante à soixante cents, ce qui fait entre deux et demi et trois de vos francs français. Ces salaires sont les plus élevés de l'Union, exposa Lowell.
Charles estima qu'un ouvrier français effectuant le même travail ne devait pas gagner plus d'un franc cinquante, sans être ni logé ni nourri.
Reçu par l'ingénieur en chef, Desteyrac fut aussitôt mis devant le projet de fabrication des éléments de pont qu'il avait commandés.
– Dès que les laminoirs auront produit les poutres, suivant les plans et normes de l'ingénieur Whipple, que vous rencontrerez plus tard, et que les ébauches des membrures, longerons et entretoises seront prêtes, ces pièces, transportées à l'atelier de mécanique, recevront leurs dimensions définitives. Découpage et perçage constitueront les opérations les plus délicates, mais vous prendrez alors avec Lowell la direction des travaux de finition. Cela n'interviendra pas avant au moins six semaines, précisa l'ingénieur en chef en présence des contremaîtres concernés.
Dès lors, chaque matin, Desteyrac retrouva Robert Lowell devant la planche à dessin, et ainsi, au fil des jours et des travaux, se développa entre les deux ingénieurs une véritable amitié.
Au cours de ses déplacements en ville, Charles se persuada très vite que Pittsburgh méritait bien son surnom de Smoky City et sa réputation de ville la plus sale de Pennsylvanie. Malgré la chaleur, on oubliait l'été, le ciel étant obscurci par des nuages charbonneux sans cesse
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