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Le Pont de Buena Vista

Le Pont de Buena Vista

Titel: Le Pont de Buena Vista Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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notre île Verte et n'a pas de rancune, vous offre un gallon 1 de bon Irish whiskey en signe de réconciliation, lança Tom.
     
    Un vague murmure fit craindre que les Irlandais, frustrés de la bagarre, où ils excellaient depuis l'époque où leurs ancêtres pillaient les côtes d'Angleterre et de France, ne se sentent humiliés et refusent la libation de paix. Mais l'homme de qui Charles avait fait remplir le verre dénoua la situation.
     
    – Ne sont pas mauvaises gens ceux qui ont le courage, à deux, de se mesurer à nous, qui sommes peut-être vingt. Ils offrent maintenant de quoi rendre nos pensées plus gaies et notre exil moins amer. Acceptons-les comme des frères en Jésus-Christ ! s'écria-t-il, satisfait d'une formule digne de conclure l'homélie d'un curé de village.
     
    Avec la versatilité empreinte d'insouciance qui permet aux Irlandais, peuple à la fois réaliste et rêveur, de passer sans transition de la brutalité à la bienveillance, de la morosité à la joie, les dockers applaudirent et le tenancier fut sommé d'apporter sur le comptoir un gallon de son meilleur whiskey.
     
    La paix et la considération des Irlandais coûtèrent à Desteyrac trois dollars soixante et onze cents, qu'il aligna sur le comptoir.
     
    Quand deux policemen, assez fiers d'arborer le premier uniforme bleu de la police new-yorkaise – jusque-là assurée par des chômeurs en hardes civiles –, se présentèrent, ils trouvèrent une bruyante assemblée réunie autour d'un tonnelet. Invités à trinquer à l'Irlande, à saint Patrick, à la mémoire de Daniel O'Connell et, parce qu'on ne pouvait faire autrement, à la santé de la reine d'Angleterre, ils s'exécutèrent sans se faire prier. Natifs du Donegal, et comme plus d'un million de leurs compatriotes chassés par la famine de 1848, ils s'étaient déjà fait une place dans la deuxième ville irlandaise du monde après Dublin.
     

    C'est la pommette ornée d'un pansement dû à Uncle Dave, tampon d'ouate fixé par du taffetas d'Angleterre, que l'ingénieur Charles Desteyrac se présenta avec Mark Tilloy chez Jeffrey T. Cornfield, à Washington Square. Le banquier était à ses affaires, mais ses deux filles, Ann et Lyne, rentrées de chez leur sœur mariée, accueillirent avec une rare complaisance les deux amis.
     
    À seize et dix-sept ans, elles se montraient particulièrement délurées et firent assaut de minauderies, couvant le Français et l'officier d'un regard flamboyant, indice d'une sensualité ardente, prête à se manifester. Elles décrétèrent que l'avant-bras douloureux de Tilloy exigeait onguent et friction. Quand, à l'heure du dîner, apparurent lord Simon et son cousin Jeffrey, ils trouvèrent les deux amis et les demoiselles en plein badinage, chacune choyant son blessé.
     
    Chaperonnée par Malcolm Murray et Gertrude Lanterbach, lady Ottilia passait la soirée au théâtre avec son fiancé et sa future belle-mère. Elle ne parut donc pas au dîner. Mark, le bras en écharpe – ce qui n'était pas justifié par un handicap des plus bénin, mais autorisait Ann à découper pour lui viande et galettes de maïs –, donna, en duo avec Charles, un tour épique à leur querelle avec les Irlandais. Le récit fit glousser les filles et réjouit Jeffrey. Le banquier new-yorkais tenait en piètre estime « les grossiers natifs de l'île Verte », tous comploteurs et trop largement accueillis à son goût, « incapables de s'adapter aux lois et mœurs américaines ».
     
    Bien que leur gouvernante eût ordonné aux demoiselles Cornfield de regagner leur chambre sitôt le dessert dégusté, Ann voulut faire une nouvelle friction au bras de Tilloy, visiblement émoustillé par des massages qui n'avaient rien d'une thérapie. Lyne, plus audacieuse encore, insista pour accompagner Charles jusqu'au seuil de l'hôtel particulier voisin, où l'ingénieur devait retrouver la chambre occupée lors de son premier séjour. Enjôleuse, suspendue au bras de l'ingénieur, elle ralentit le pas pour faire durer la promenade. La tiédeur de la nuit d'août, le scintillement des étoiles, la mosaïque baroque dessinée sur l'asphalte du trottoir par l'ombre des feuillages, sous la jaune clarté des réverbères à gaz, le passage d'une calèche à lanternes roses portant des couples rieurs vers quelque bal élégant, tout de cette nuit new-yorkaise attisait la sensualité, invitait aux abandons lascifs. Lyne s'y montra sensible. Elle s'arrêta

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