Le Pont de Buena Vista
lieutenant du trois-mâts Phoenix et je souhaite voir notre maître charpentier, Tom O'Graney, dit Tilloy, protocolaire.
– Tom est dans l'arrière-salle en bonne compagnie : je vais le prévenir. En attendant, offrez un whisky à ce brave enfant du Connemara pour qu'il vous laisse en paix, conseilla le patron avec un clin d'œil.
Charles commanda deux pichets de bière brune au goût de réglisse et proposa, comme on l'y invitait, un whisky à l'homme qui les avait interpellés. Avec l'affectation respectueuse que confère un commencement d'ivresse, l'Irlandais s'inclina à la limite du déséquilibre et tendit son verre au barman.
– Ah ! On voit bien que vous n'êtes pas yankee, vous autres ! Ces sacrés Américains sont près de leurs cents et nous traitent comme des bêtes de somme. Sont hospitaliers que pour la famille. Ils payent ce qu'ils doivent, mais j'en ai jamais vu un offrir le verre d'après labeur aux honnêtes débardeurs que nous sommes.
Desteyrac reconnut en celui qui s'exprimait ainsi un frère des ouvriers irlandais qu'il avait vus à Pittsburgh s'activer autour des hauts-fourneaux avec le seul souci, au mépris de leur santé, de réunir assez de dollars pour envoyer des subsides à leur famille.
Sensible à la résignation pudique de l'expatrié dont la mélancolie ne trouvait d'exutoire que dans l'alcool, Desteyrac le fit parler de son pays, des raisons qui l'avaient poussé à le quitter.
– Ce fut d'abord quatre années de famine après la destruction de nos récoltes de pommes de terre par le mildiou, entre 1845 et 1849, qui nous fit quitter notre île Verte. Un million d'Irlandais morts de faim ! Vous imaginez ça ! Ensuite vinrent le choléra et le scorbut, qui tuèrent encore des milliers de gens, dont ma mère et mes deux sœurs, tandis que les landlords , ces hobereaux venus d'Angleterre – plus de sept cents, disait-on – pour s'approprier les terres irlandaises, expulsaient fermiers ou métayers et transformaient nos champs cultivés en prairies bonnes à l'élevage des vaches à viande. Affaire de meilleur rapport, bien sûr ! Nous en avons rossé plus d'un qui nous avait ainsi confisqué notre gagne-pain. Moi qui vous parle, dit l'homme en s'animant, j'ai cassé les reins d'un landlord en le jetant à bas de son cheval. J'ai été arrêté par ses valets, mais des amis m'ont libéré et, comme d'autres, je suis passé en Amérique avec mes guenilles et mon chapelet de première communion : tout ce que je possédais ! Les Anglais, monsieur, ont été bien coupables, dans cette affaire comme en d'autres qui touchent au destin misérable de l'Irlande. Mais, par saint Patrick pour qui James Remwick est en train de construire une cathédrale à New York, un jour nous retournerons en Irlande et nous jetterons tous les Anglais qui s'y trouvent encore à la mer ! conclut l'exilé.
L'alcool de malt lui donnait un regard farouche et une sorte d'éloquence vindicative. Son verre étant à nouveau vide, Charles s'apprêtait à le faire remplir quand Tilloy intervint maladroitement.
– Vous êtes injuste avec l'Angleterre, mon garçon. Je veux bien croire que le whisky y est pour quelque chose, lança le lieutenant, irrité.
– Injuste ! Injuste, moi, avec ces Anglais cupides et égoïstes qui exploitent notre pays comme une colonie et traitent notre peuple comme, ici, les planteurs du Sud traitent les nègres ? De nous autres, Irlandais, les Anglais ont fait des esclaves qu'ils ne sont même pas capables de nourrir. Vous êtes anglais, hein, pour parler comme ça ? Demandez à tous ceux qui sont ici, si je mens ! Demandez-leur, sacredieu ! Ils sauront vous répondre.
L'homme avait élevé si fort le ton que les conversations s'interrompirent et que les regards convergèrent aussitôt vers Desteyrac et Tilloy. Les deux amis sentirent que l'indifférence, jusque-là un rien méprisante, des buveurs, virait à l'antipathie manifeste.
Sans se laisser impressionner, le lieutenant confirma avec fierté qu'il était anglais et que, s'il ne refusait pas de reconnaître certaines erreurs passées du gouvernement britannique, il ne pouvait admettre que ses compatriotes fussent traités d'esclavagistes et d'affameurs.
– En août 1849, la reine Victoria a visité l'Irlande en pleine famine. Elle a fait distribuer des secours aux plus nécessiteux. Vous oubliez que c'est grâce à elle que l'on a créé les workhouses
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