Le Pont de Buena Vista
montaient des fumerolles. La nostalgie de l'île ensoleillée exaltait le souvenir d'une femme qu'il imaginait déjà prête à se livrer.
La lettre qu'il reçut quelques jours plus tard de lady Ottilia Cornfield, à qui, dès son arrivée, il avait adressé des remerciements pour le portefeuille dont il usait journellement, avait un tout autre ton. La fille de lord Simon manifestait à nouveau, et à sa manière, la volonté de conquête inhérente à sa nature. N'avait-elle pas dit un jour avec fatuité : « Les hommes, que j'aie tort ou raison, seront toujours derrière moi » ? Charles sourit en pensant qu'il aurait dû, comme les autres, succomber au charme fait de beauté et d'intelligence de la fille du lord. Il devina qu'elle n'avait pas renoncé à le soumettre, car ses phrases révélaient un instinct de possession subtil et quasi reptilien.
« Je dois vous dire que notre valse à la mode viennoise, que personne n'eût pu me faire danser de façon plus grisante, m'a valu les reproches d'une parfaite niaiserie de ma future belle-mère, laquelle vous déteste autant que je vous aime. »
Le verbe aimer, à entendre sur le ton mondain, n'était là que pour solliciter l'assentiment, affirmer la complicité d'esprits libres face au pharisaïsme des puritains américains. Ottilia concluait sa lettre en invitant Charles à se présenter chez Jeffrey Cornfield, à Washington Square, lors de son retour à New York, avant son départ pour Soledad.
« Même si votre séjour doit être bref, le temps sans doute que les morceaux de votre pont, arrivant je ne sais quand ni comment de Pittsburgh, soient chargés sur un bateau de mon père, j'ose espérer que nous trouverons, un soir, un bal où valser ! »
Elle donnait, en trois lignes, des nouvelles de son fiancé, qui, précisait-elle, semblait « se plaire infiniment chez les Texans de San Antonio, dans l'attente d'une attaque espérée mais improbable des Mexicains, ce qui lui permettrait de se servir de son sabre autrement que pour saluer la bannière étoilée ou un général de passage ».
Elle signait : « Votre amie Otti. »
Charles commenta en quelques lignes sa vie à Pittsburgh et conclut par un marivaudage : « Inscrivez-moi déjà, sans date, sur votre carnet de bal ; ménagez la pudibonderie de votre belle-mère à venir, et transmettez mon cordial souvenir au lieutenant Sampson. » Après une hésitation sur la formule terminale, il retint la plus française. Teintée de respect, elle maintenait avec déférence les distances : « J'ai l'honneur d'être, chère lady Ottilia, avec un respectueux attachement, votre tout dévoué Charles Ambroise Desteyrac. »
Quand les fêtes de fin d'année s'annoncèrent, Bob Lowell se rendit chez ses parents à Chicago. Charles, resté seul à Pittsburgh, fut invité aux offices et réjouissances de Noël par le contremaître irlandais qui, depuis des mois, dirigeait les équipes travaillant à la fabrication du pont. Les catholiques irlandais, que les luthériens traitaient de papistes, célébraient la Nativité avec plus de faste que les protestants, qu'ils fussent méthodistes, presbytériens, anglicans, baptistes, unitariens ou épiscopaliens. Dans leur salle de réunion, les ouvriers des fonderies avaient dressé un sapin autour duquel, après la messe et les prières, on chanta les vieilles ballades du pays avant de danser jusqu'à l'aube la gigue et la volte.
Le lendemain, tous les fêtards avaient repris le chemin des ateliers, où l'on commençait à embaucher des émigrants allemands et polonais. Dans une agglomération où il ne se passait pas de semaine sans qu'on vît grandir une nouvelle haute cheminée de brique, le besoin de main-d'œuvre devenait permanent.
En février, on apprit par les journaux que le vapeur Pacific , un des plus luxueux et des plus confortables paquebots de la Collins Line, assurant la liaison Liverpool-New York, parti du port anglais le 23 janvier, avait disparu on ne savait où dans l'Atlantique, avec quarante-cinq passagers et cent quarante et un hommes d'équipage, sans laisser la moindre trace. Sans doute avait-il heurté un iceberg.
Les industriels de Pittsburgh connaissaient et estimaient Edward K. Collins, fondateur de la compagnie de navigation qui portait son nom. Ses navires avaient été qualifiés par les journalistes de « palaces de l'océan ». Concurrent de Samuel Cunard et de la Cunard
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