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Le Pont de Buena Vista

Le Pont de Buena Vista

Titel: Le Pont de Buena Vista Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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Les deux amis se mettaient alors en route, munis de provisions pour faire un repas bien arrosé, prélude à une nuit avec des filles dépourvues de vertu et de pudeur, mais voluptueuses et gaies, assez fines pour teinter leurs étreintes vénales d'un semblant de tendresse amoureuse.
     
    Après les journées passées dans l'atmosphère poussiéreuse de l'usine, le grésillement des forges, le claquement sourd des marteaux-pilons, les chuintements et soupirs monstrueux des machines à vapeur, le froissement plaintif des tôles dans les laminoirs, Charles trouvait, comme Jean le Rond, dit d'Alembert, amoureux transi de Mlle de Lespinasse, un exutoire à son spleen, aggravé par les rigueurs de l'hiver continental, dans la résolution d'équations compliquées. Ces exercices faisaient sourire Bob Lowell, qui n'avait pas pour les mathématiques la même attirance que le Français.
     
    De la même façon, l'Américain s'étonnait de voir Charles consacrer la soirée du dimanche à sa correspondance.
     
    Dès son retour à Pittsburgh, Lowell lui avait remis deux lettres d'Ounca Lou, arrivées des Bahamas. Dans la plus récente, datée de fin juillet, la filleule de lady Lamia se disait un peu déçue d'être sans nouvelles depuis des semaines, et laissait filtrer, sous couvert des petites informations de la vie quotidienne à Buena Vista, rapportées avec humour, une vague déréliction, le discret dépit de celle qui craint de ne plus occuper les pensées de l'autre. Charles devina que, chez Ounca Lou, le temps et l'absence conféraient un ravissement inaltérable au souvenir du seul et furtif baiser qu'ils avaient échangé. Ce moment d'abandon, transcendé par la solitude dont elle avouait ressentir le poids, avait pris pour elle valeur d'un secret engagement. Charles la découvrait impatiente de le revoir quand elle écrivait : « Si je ne puis me rendre sans attirer l'attention jusqu'à votre bungalow du Cornfieldshire, je vais souvent, par la mer, vérifier que Timbo entretient correctement votre maison de chantier. J'ai insisté pour qu'il la défende de l'envahissement exubérant de la végétation, afin que, si vous arriviez à l'improviste, sans m'avoir prévenue, vous trouviez tout en ordre chez vous. » Le « sans m'avoir prévenue » signifiait bien sûr qu'elle entendait être la première informée du retour de Charles à Soledad.
     
    D'abord sollicité de mille façons par sa découverte de New York et des Américains, puis pris par ses travaux à Pittsburgh et mobilisé quelques jours par les fiançailles d'Ottilia, enfin occupé par son deuxième séjour à Smoky City , l'ingénieur, s'il n'avait pas oublié Ounca Lou, s'était appliqué, servi par l'éloignement, à fortifier les scrupules qui l'avaient retenu quelques mois plus tôt d'entraîner la jolie fille aux yeux bridés dans une banale aventure coloniale. Alors qu'il croyait avoir atteint le refuge du renoncement, les lettres de la jeune fille rappelaient les baignades de Pink Bay, les dîners chez Lamia, les flâneries sur les plages, le bien-être, si proche du bonheur, quand, à l'heure mauve du crépuscule, il refrénait le désir de caresser le corps lisse et doré allongé près du sien devant l'océan apaisé.
     
    Ces réminiscences estompèrent, dans un premier temps, le souvenir d'une certaine valse avec la demi-sœur d'Ounca Lou.
     
    Ce dimanche-là, il médita jusqu'à la nuit sa réponse en observant par la fenêtre de sa chambre la cité des métallurges, qui jamais ne dormait. À chaque coulée de fonte d'un haut-fourneau, des gerbes d'étincelles, bref feu d'artifice, déchiraient la nuit, et des lueurs volcaniques éclairaient les rues comme si la porte des enfers s'entrouvrait pour libérer des âmes absoutes.
     
    Charles finit par trouver le ton qui prouverait à Ounca Lou qu'elle occupait toujours ses pensées et qu'il attendait, osa-t-il écrire, « l'enivrement des retrouvailles avec l'impatience de celui qui ne conçoit plus de vivre ailleurs que sur Soledad, près de la plus belle des néréides bahamiennes ».
     
    La filleule de Lamia verrait sans doute dans ce lyrisme la promesse d'une relation plus intime, une sorte de déclaration. En relisant, Charles se demanda s'il était aussi sincère que devait le souhaiter la jeune insulaire. Des flocons de neige grise, imprégnés de la suie et du poussier des hauts-fourneaux, enduisaient les toits de la ville et les décharges encroûtées de scories, d'où

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