Le Pont de Buena Vista
parcouru deux cent soixante-sept miles en chemin de fer et plus de quatre cent trente miles sur l'eau, Desteyrac et Lowell atteignirent le port de New York, précédant de vingt-quatre heures la barge qui transportait le futur pont de Buena Vista.
Le premier souci de Charles, en mettant pied à terre, fut de trouver l'appontement du Centaur , dont il avait demandé l'envoi, un mois plus tôt, à lord Simon. Il reconnut de loin les deux mâts du brick, qui occupait le même pier où s'était amarré le Phoenix l'année précédente. Alors qu'il s'attendait à voir le premier lieutenant Philip Rodney, commandant habituel du Centaur , il se trouva face au capitaine Lewis Colson. Celui qu'on nommait l'amiral de la flotte Cornfield, jugeant délicat le transport des lourdes pièces de fer, n'avait pas voulu laisser à son second la responsabilité d'une traversée qui, suivant l'état de la mer et les caprices des vents, pourrait faire courir des risques au navire lourdement lesté et à son équipage.
Avant même d'organiser la réception de la barge qui, le lendemain, livrerait les éléments du pont, Colson remit à Charles deux lettres apportées de Soledad. L'une, dans une enveloppe encadrée de noir, venait de France ; l'autre, dont la suscription était de la main d'Ounca Lou, avait été portée à bord, au moment du départ du bateau, par Timbo, le domestique de Desteyrac.
S'étant isolé pour prendre connaissance de son courrier, Charles ouvrit d'abord l'enveloppe de deuil. Sa mère, dans une lettre datée du 12 mars 1856, annonçait en peu de mots la mort de son mari. Le général Léonce de Saint-Forin avait été mortellement blessé, en septembre 55, à la prise de la tour de Malakoff, qui défendait la route de Sébastopol. Engagé avec la 1 re brigade de la division Mac-Mahon, Saint-Forin, bien qu'adjoint au chef d'état-major, avait tenu, comme les généraux Pélissier, Bosquet, de Salles et Thiry, à participer à l'action après que le général Mac-Mahon, sous la menace d'une attaque russe, eut lancé son fameux « J'y suis, j'y reste ». Une balle avait frappé le général à la tête alors qu'il escaladait un redan. Il était mort avant d'arriver à l'ambulance.
« Cette affreuse bataille, terminée au corps à corps, a entraîné la chute de Sébastopol et décidé de la victoire des alliés. Elle a coûté la vie à huit mille six cents Français et à quatorze mille Russes. Les combats, au cours desquels mon fils Octave, suivant l'exemple héroïque de son père, s'est brillamment comporté, n'ont cessé qu'en octobre. Ton demi-frère a été promu capitaine dans un régiment de zouaves et décoré de la Légion d'honneur. Un Congrès de la paix s'est ouvert à Paris le 25 février dernier 4 . Souhaitons qu'il mette un terme à toutes les guerres. L'empereur Napoléon III m'a invitée au Te Deum chanté à Notre-Dame en action de grâces, après la prise de Sébastopol. L'impératrice attend une naissance pour la mi-mars. Il en est ainsi : la mort prend, la vie donne. Mais je suis bien lasse, bien seule et bien malheureuse pour me réjouir franchement du succès de nos armées. Tu es loin, indifférent, oublieux de ton enfance et sans amour pour moi, à qui tu reprocheras toujours d'avoir reconstruit ma vie après la mort de ton père. Deux fois veuve de héros, bien différents mais pareillement patriotes, il me reste Octave, qui ressemble à son père et ne rêve que batailles et coups de main. Il s'est porté volontaire pour une expédition au Soudan dont je ne sais rien et ne veux rien savoir. »
Il avait fallu que la mort s'en mêlât pour que Valentine se livrât ainsi et dît sa rancœur. Charles calcula qu'elle avait quarante-huit ans, seuil de la vieillesse. Il se promit de lui écrire une lettre affectueuse pour l'assurer qu'au contraire de ce qu'elle croyait il n'avait rien oublié de son enfance ni de leurs années de pauvreté, et qu'ayant mûri il concevait maintenant que l'intransigeance dont il avait fait preuve l'eût blessée et la laissât encore, après ce nouveau deuil, cruellement triste et endolorie.
Il remit la lettre dans l'enveloppe bordée de noir et prit connaissance du message d'Ounca Lou. La jeune fille confessait qu'elle avait eu l'audace de faire remettre cette lettre au commandant du Centaur , qu'elle savait en partance pour New York. Elle justifiait son geste par le fait qu'un ouragan tropical très violent avait
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