Le Pont de Buena Vista
primitive. Elle vit à demi nue, entourée de pêcheurs d'éponges qui se percent le nez avec des arêtes de poisson et attendent de voir bouillonner sur la rive l'onde qui rend immortel ! Lady Lamia, c'est son nom, en veut à Christophe Colomb d'avoir découvert cet archipel et réduit ses habitants en esclavage. Je ne l'ai vue qu'une fois, lors d'une visite qu'elle fit à ma mère, en Angleterre. J'étais enfant. Elle m'a fait peur. Je l'ai prise pour une sorcière échevelée, genre Gorgone. Ce qu'elle doit être effectivement, conclut Murray en riant.
Comme Desteyrac se taisait, Malcolm lui prit le bras et l'entraîna pour faire les cent pas sur le pont.
– Vous m'êtes sympathique, monsieur Desteyrac, aussi vais-je vous demander un service. D'ailleurs, vous êtes ici le seul à qui je puisse me confier. Je n'ai donc pas le choix. Mais, avant tout, promettez-moi de tenir secret ce que je vais vous dire.
– C'est promis, dit Charles, un peu froissé d'être élu en l'absence de tout autre confident.
Cependant, comme il trouvait ce garçon aux cheveux blonds et bouclés, aux yeux bleus cernés du bistre des viveurs, moins antipathique que la veille, il l'encouragea à poursuivre.
– Eh bien, sachez que je n'ai aucune envie d'aller croupir au soleil des Bahamas. Je compte donc fausser compagnie à Carver à l'escale des Açores, où le Phoenix va renouveler sa provision d'eau douce, de fruits et de légumes frais. Aux Açores, je trouverai un bateau pour regagner l'Angleterre, où ma mère m'attend, et nous filerons vers Venise, comme chaque année à la fin de l'hiver.
– Mais votre père, qui vous a imposé, m'avez-vous dit, un séjour punitif chez votre oncle, apprendra votre fugue et…
– Mon père et ma mère vivent séparément. Quand sir Richard Murray saura que son fils se baigne au Lido et non dans la mer des Caraïbes, il sera trop tard ! Je dois présenter à un banquier de Ponta Delgada une lettre de change de ma mère. Elle couvrira mes frais de retour en Angleterre. Comme vous le voyez, tout est organisé, sauf que je crains d'être l'objet d'une surveillance trop attentive de Carver au cours de l'escale.
– Et qu'attendez-vous de moi ? demanda Charles, un peu inquiet mais amusé par ce greffon d'aventure.
– Je voudrais, dès notre arrivée à São Miguel, quand le Phoenix aura mouillé devant Ponta Delgada, capitale de l'île, que vous manifestiez le désir d'aller visiter la ville et m'invitiez à vous accompagner. Carver ne pourra s'opposer à ce que je vous suive. Il vous tient pour un homme très sérieux, j'ai cru le comprendre. Je laisserai Mortimer, mon valet, à bord, ce qui donnera à penser que je n'ai nulle intention de ne pas revenir.
– Ensuite ? demanda Charles, intrigué.
– Eh bien, nous trouverons un pub ou quelque établissement où nous désaltérer. Nous commanderons des consommations et je disparaîtrai. Au bout, disons d'une heure, vous vous inquiéterez de mon absence, interrogerez le tenancier et, ne me voyant pas revenir, vous rentrerez à bord. Mortimer voudra bien sûr se lancer à ma recherche et, même si Carver s'en mêle et envoie une escouade de matelots fouiller la ville, je me serai mis à l'abri. Mortimer, fort débrouillard, s'arrangera pour s'éclipser à son tour et, quand le Phoenix aura levé l'ancre, il me retrouvera sur le port. C'est simple, non ?
– J'ignore quelles sont les consignes données au major Carver, mais s'il décide de ne pas quitter l'escale avant de vous avoir retrouvé ?
– Je compte sur l'intransigeance de Colson. Ce grincheux refusera certainement de retarder le départ et Carver en sera pour ses frais.
– Votre… évasion risque de me mettre dans une situation embarrassante ; y avez-vous songé ?
– Vous n'aurez qu'à dire que je vous ai quitté le plus naturellement du monde, pour me retirer un instant au lavatory , et que je n'ai pas reparu. C'est simple !
– Simple, en effet, concéda Desteyrac.
Être complice, même passif, d'une telle fugue ne lui plaisait guère. Mais, détenteur d'un projet secret, il ne pouvait que se taire en attendant d'assumer le rôle que Murray lui attribuait.
Au cours de l'après-midi, Malcolm rencontra Charles sur le pont et lui proposa une pinte de bière, à boire dans sa cabine. Sitôt servi, le Français dit sa surprise de découvrir que le breuvage était d'une agréable et
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