Le Pont de Buena Vista
craint de l'équipage, il était capable de tenir tous les postes de façon exemplaire.
Comme Charles se félicitait de n'avoir pas connu, jusque-là, les affres redoutées du mal de mer, Tilloy observa que la descente du chenal Saint George serait une expérience plus convaincante.
– Dans l'estuaire de la Mersey, les vents n'ont que rarement de mauvaises intentions, mais le temps du Saint George a la réputation de malmener les estomacs fragiles, confirma Rodney.
– Le temps du Saint George ? risqua Charles.
Il imaginait ce détroit de cent kilomètres de large et trois cents de long, entre Irlande et pays de Galles, comme une sorte de couloir maritime protégé.
– Passé la pointe de Holyhead, nous aurons affaire aux vents d'ouest qui, en cette saison, peuvent être violents. Et dès que nous serons dans le Saint George, il faudra ruser avec les courants d'air capricieux et les grains qui lui sont propres. Mais vous verrez, monsieur, tout ira bien, corrigea le second.
Malgré ces propos rassurants, quand Desteyrac se mit au lit, une vague appréhension l'effleura. Puis il s'abandonna sans réticence au sort et s'endormit, conscient du roulis qui, dans la carafe de cristal, berçait l'eau sucrée.
Dès l'aube, il fut sur le pont et découvrit qu'on avait réduit la voilure. Les mouvements du bateau, amplifiés par les vagues de la mer d'Irlande qui se ruaient, de plus en plus creuses, dans la baie de Liverpool, l'obligèrent à se cramponner à la lisse. Les matelots, sous les ordres de Philip Rodney, se tenaient prêts, comme l'officier l'expliqua à Charles, « à régler la voilure sur le temps ». Un instant plus tard, alors qu'une pluie glaciale fouettait le pont, il entendit Rodney donner l'ordre de serrer les perroquets et vit les gabiers s'élancer dans les enfléchures, pour ferler quelques voiles. Le Phoenix contournait au plus près la pointe de Holyhead. Dès lors, Charles se mit à guetter les signes annonciateurs de ce que Rodney nommait le « temps du Saint George », grains et coups de vent garantis.
Sous des nuages bas, qu'il devina chargés de flocons, Charles put apercevoir, au loin, la côte irlandaise. Le commandant Colson préférait tenir la droite du chenal, mieux abritée des vents d'ouest par les monts de Wicklow. Transi mais confiant, Charles Desteyrac reconnut sur le pont le charpentier Tom O'Graney. Il n'avait pas revu le géant à la toison rousse depuis la bagarre du Red Eagle.
– C'est votre pays, là-bas, dans le brouillard ? dit Charles.
– C'est, répondit le charpentier.
– Beau pays, à ce qu'on m'a dit, poursuivit Desteyrac, montrant qu'il avait remarqué le regard mélancolique du marin.
– Pauvre pays, monsieur, pays de misère, pays abandonné de tous, des Grands-Bretons et de Dieu ! Savez-vous que nous avons connu cinq ans de famine parce qu'une mauvaise bête a anéanti nos récoltes de pommes de terre ? La pomme de terre, monsieur, est aux Irlandais ce qu'est le riz aux Chinois. Le typhus, puis le choléra, en ont profité pour tuer des milliers de gens. Pourquoi croyez-vous que je me suis fait charpentier de marine ? Pour ne pas mourir de faim, comme mes parents et mes frères. Vous avez peut-être vu, monsieur, dans les docks de Liverpool, ces bateaux qui embarquent comme bétail des milliers d'émigrants pour l'Amérique. C'est pour manger à leur faim que ces hommes, ces femmes, ces enfants quittent la terre de saint Patrick. Beaucoup mourront en route et seront jetés à la mer, tels des déchets. Les Français ne savent pas que, pour avoir une chance de vivre comme des êtres humains qui n'ont jamais fait de mal à personne, les Irlandais doivent abandonner leur terre natale.
Le géant s'exprimait sans colère, mais avec ce lyrisme que l'on prête aux natifs d'Irlande.
– Et vous avez, bien sûr, la nostalgie de votre île ?
– Non pas, monsieur. Je n'y suis revenu que pour ma vieille mère. Je l'ai vue sans doute pour la dernière fois. Elle est bien soignée, maintenant. J'ai payé pour et, comme elle a perdu la tête, elle ne sait plus rien de rien, ni du monde ni de moi. Alors, jamais je ne retournerai en Irlande, monsieur. Je suis trop bien sur le Phoenix et quand nous sommes à terre, à Soledad, au service de lord Simon, un homme juste et bon. Vous verrez, quand vous le connaîtrez et…
– Tom, fieffé bavard, on a besoin d'un coup de main pour
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