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Le Pont de Buena Vista

Le Pont de Buena Vista

Titel: Le Pont de Buena Vista Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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donnait l'ordre aux matelots de relever passerelle et échelle, ne laissant que le chemin-planche de service pour accéder au quai.
     
    « Tout le monde est à bord, commandant ! » lança Charles au miroir de toilette en riant, avant de se mettre au lit pour la troisième fois. Que la gent féminine fût de la partie promettait peut-être des lendemains plus affriolants qu'il ne les avait imaginés !
     
    La nuit ne devait pas finir sans que cette promesse reçoive un semblant de confirmation. L'événement qui tira une seconde fois Desteyrac du sommeil se déroulait sur le pont, devant la fenêtre de sa chambre. Par la petite baie, laissée à peine entrouverte, lui parvint l'écho d'un dialogue assez véhément entre une femme et un homme. L'ingénieur se leva et, discrètement, se posta près de la fenêtre. Des flocons de neige voletaient, insectes d'argent indécis, dans la faible lueur des fanaux. Charles ne put distinguer qu'une silhouette, qu'il jugea être celle d'une femme, la tête et les épaules couvertes d'un châle. L'interlocuteur de l'inconnue se tenait, en revanche, en dehors de l'étroit champ de vision du Français. De l'échange il ne comprit qu'une phrase, prononcée par la femme au moment où elle s'éloignait de son compagnon.
     
    – Vous avez tout fait pour réussir. L'échec était prévisible. Je ne puis vous en vouloir. Cela reste un secret entre nous. Adieu !
     
    Ayant parlé, la femme, dont Charles ne put, dans la pénombre, apercevoir le profil, se dirigea d'un pas vif vers l'arrière et disparut de sa vue. « Sans doute, se dit-il, a-t-elle quitté le bateau, encore relié au quai par le chemin-planche de service. À moins qu'il ne s'agisse d'une des passagères embarquées il y a quelques heures ? » Quant à l'homme, à bord d'un bateau qui comptait une vingtaine de membres d'équipage, cinq officiers et une demi-douzaine de passagers mâles, on ne pouvait présumer de son identité.
     
    Charles se rendormit, la voix de l'inconnue dans l'oreille : timbre mélodieux mais ton ferme avaient troublé son sommeil. Il se plut à imaginer que cette femme tenait peut-être, elle aussi, un rôle dans le grand opéra de l'aventure sur lequel le rideau venait de se lever, sous la neige, dans le port de Liverpool.
     

    L'ingénieur eut le sentiment qu'il venait à peine de retrouver le sommeil quand les manœuvres de l'appareillage le firent jaillir de sa couchette. Une aube crayeuse filtrait à travers la brume qui montait des bassins dont l'eau, par contraste, paraissait d'encre noire. Desteyrac ne voulait à aucun prix manquer l'instant du départ. Ayant passé en hâte pantalon et chemise, il découvrit sur le fauteuil un caban et un bonnet de laine. Pendant la nuit, un être prévenant avait déposé ces vêtements de marin, mieux adaptés au climat et aux circonstances que paletot et chapeau de citadin. Ainsi, son apparition sur le pont luisant fut des plus discrète, alors que l'équipage s'activait pour libérer le Phoenix de ses amarres et mettre à la voile. Se trouvant soudain face à un matelot occupé à lover un cordage, il entendit l'homme maudire « ces éléphants qui encombrent le pont ».
     
    Lewis Colson – tous les capitaines, membres de l'élite hauturière, le savaient – entendait toujours, orgueil ou fanfaronnade, quitter le port sans l'aide du remorqueur. Ce matin-là, dès que le Phoenix fut, tel un molosse qu'on lâche, détaché du quai, après que les matelots eurent levé les bourrelets de défense, le commandant fit hisser ce qu'il estima nécessaire de toile pour mettre le lourd navire en mouvement. La brise de terre, complice attendue, vint au rendez-vous et le trois-mâts s'éloigna, lent, majestueux, dominateur. Seule spectatrice de cette partance, une femme, frêle silhouette figée sur le môle, agita son mouchoir. Charles pensa qu'il s'agissait de la silhouette entrevue dans la nuit sur le pont. Il se plut à imaginer que cet adieu s'adressait à un amant aux étreintes inoubliables.
     
    Accoudé à la lisse d'acajou, l'ingénieur ressentait dans tout le corps le frémissement balancé du navire. La sensation d'être emporté par une force neuve et irrésistible vers l'aventure le troubla autant que le spectacle offert par l'équipage, pris d'une joyeuse frénésie. Fasciné par la souplesse et la grâce des gabiers qui gravissaient les enfléchures argentées par un givre naissant, il comprit que chacun connaissait à la perfection

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