Le Pont de Buena Vista
azalées couvraient en partie la dalle, elle se tint un instant silencieuse, les yeux clos, puis cueillit une fleur d'hibiscus qu'elle se posa sur l'oreille.
Ce geste plut à Charles. Prise sur la tombe maternelle, cette fleur, emblème du cœur engagé, devenait signe de consentement d'une morte au choix de sa fille.
– Je souhaite, moi aussi, reposer ici, dit Ounca Lou.
Puis, gambadant telle une fillette folâtre, elle ramena Charles au même train devant la maison où le sulky attendait.
Ils passèrent la fin de la matinée à visiter le sud de l'île et traversèrent un bois de banians pour atteindre un village de pêcheurs de mauvaise réputation que la filleule de Lamia tenait à montrer à l'ingénieur.
– On appelle ce lieu Wreck Sound, parce que les gens d'ici s'enrichissent par le pillage des épaves : les naufrages ne sont pas rares… et sont même parfois provoqués, expliqua Ounca Lou.
Après le repas, ils se rendirent « pour la vue » jusqu'à la pointe extrême, au sud de l'île. Ounca Lou dévoila que, depuis des années, les autorités de Nassau exhortaient sans succès les habitants à construire un phare en ce lieu entouré de récifs.
– Un phare les priverait peut-être du bénéfice des naufrages…, précisa-t-elle.
De retour à la plantation, ils trouvèrent, assis sur les marches, le capitaine de leur voilier.
– La mer a grossi et va grossir encore. Un fort vent d'est s'est levé et nous prépare un orage tropical. Pas question de rentrer avant la nuit à Buena Vista. Vous devrez dormir ici. Je viendrai demain matin vous chercher car, à l'aube, le temps et la mer devraient être meilleurs.
Aisément résignés au contretemps qui leur faisait passer une nuit sous le même toit, ils se régalèrent d'une salade de conques, d'un émincé de mouton mariné et d'une tarte à la noix de coco. Comme l'avait annoncé le marin, la soudaine noirceur du ciel étouffa le crépuscule ; la nuit s'imposa avant l'heure, et la pluie, tombant dru, se mit à crépiter sur le toit tandis que les arbres ébouriffés ployaient sous les rafales de vent d'est chargé d'embruns.
– Mauvais pour nos ananas près de mûrir… J'ai préparé la chambre de derrière pour Mademoiselle. Le monsieur, y pourra dormir en bas, sur la banquette. Je va y mettre un drap et un oreiller, si vous voulez.
– Bonne idée, dit Ounca Lou avec sérieux en lançant à Charles un regard de biais, plein de malice.
Quand vint l'heure du coucher, alors que l'ingénieur se défendait avec une certaine gêne d'un désir exacerbé par la complicité des circonstances, Ounca Lou fit une timide proposition.
– Voulez-vous voir la chambre où je suis née ? Vous y verrez un portrait de ma mère, très jeune. Le seul que je possède, moi qui ne l'ai pas connue…, ajouta-t-elle.
La pièce aux murs tendus de toile beige n'avait rien de remarquable et, après un coup d'œil poli sur une médiocre peinture représentant une fillette au regard extasié, debout près d'un gros chien, Charles enlaça soudain Ounca Lou et l'embrassa avec fougue.
– J'ai du mal à vous quitter. Et je comprends mieux le supplice de Tantale, avoua-t-il.
Elle lui rendit baiser pour baiser, caresse pour caresse, puis, après un silence et d'une voix voilée, elle dit ce qu'il souhaitait entendre.
– Vous pouvez rester dormir ici, si vous le voulez. La banquette du salon est vraiment trop dure, ajouta-t-elle pour justifier pudiquement son offre.
– Si je reste cette nuit avec vous dans ce lit, vous imaginez ce qui peut arriver ?
– Je l'imagine et ne le crains pas ! Et puis, assez de pudibonderie et de contraintes ! Oh, Charles, pourquoi nous faire violence ? Pourquoi ne pas être bien ensemble, ici et maintenant ? Restez, dit-elle avec force.
Charles eut une dernière hésitation. Ounca Lou ne cédait-elle pas à un irrépressible égarement des sens ? Son audace ne cachait-elle pas une généreuse soumission au désir de l'homme de qui elle était éprise ?
Elle le détrompa en se dénudant avec naturel, avant de s'allonger sur le lit en lui tendant les bras. Il la rejoignit tandis que les lueurs fulgurantes des éclairs zébraient de blanc cru les murs et les corps nus.
Leurs effusions furent, sur fond d'orage, plus tendres que lascives. Après une première étreinte pathétique à l'issue de laquelle elle faillit perdre
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