Le Pont de Buena Vista
légumes, expliqua la jeune fille.
Dans l'après-midi, ils passèrent sur Soledad et se baignèrent dans Pink Bay, puis s'attardèrent sur la plage. Allongés l'un près de l'autre, se tenant la main, ils se racontèrent avec franchise, sans souci de chronologie : enfance, adolescence, études, travaux, déceptions, bonheurs, amitiés, désillusions. Unis par une espérance encore informulée, osant déjà, chacun pour soi, imaginer un avenir commun, ils échangèrent leur passé pour qu'entre eux tout fût dit, amnistié, absous, oublié, livré aux arcanes de la mémoire.
– Nous devons clore nos vies antérieures et jeter la clef à la mer, dit Charles.
– Un soir de spleen, vous m'avez écrit, peut-être en exagérant un peu vos sentiments : « Je ne conçois plus de vivre ailleurs que sur Soledad. » Dois-je y croire ?
– Aujourd'hui plus encore qu'au moment où j'écrivis ces mots, répondit Charles avec force.
À l'heure du dîner, Timbo proposa de cuire un homard que Sima, le pêcheur d'éponges, avait apporté dès que la présence de l'ingénieur avait été connue au village. Ce n'est qu'à la nuit tombante que Desteyrac fit repasser son amie sur l'îlot de Buena Vista par le va-et-vient.
– J'irai vous réveiller tôt, pour le bain ! cria-t-elle en montant dans la benne après un dernier baiser.
Charles, bien qu'enflammé par la vénusté et les abandons câlins de la jeune fille, se promit de ne pas « jouer avec le corps d'Ounca Lou », comme le craignait Lamia. Il savait que, pour la filleule de Fish Lady, la conjonction des désirs et le partage du plaisir ne pouvaient être qu'un aboutissement, la consécration voluptueuse du sentiment d'amour, qu'elle plaçait au-dessus de tout. Chose étonnante chez Desteyrac, il n'avait en présence de ce corps de femme, aussi désirable que vulnérable, aucune difficulté à rester maître de soi. Cette contention aisée, qui eût fait sourire Murray et Tilloy, confirmait ce qu'il avait ressenti : il était épris jusqu'au respect.
En attendant que le commandant Colson fît prévenir de l'arrivée des radeaux qui portaient les éléments du pont, Charles et Ounca passèrent leurs journées ensemble. Souvent dans l'eau, parfois en compagnie de lady Lamia, chaperon complice, et de Sima, le pêcheur d'éponges. Promu chef d'équipe pour les travaux de construction du pont, l'Arawak avait déjà recruté des ouvriers habiles et attendait le moment de s'employer.
Avec les deux femmes, le pêcheur apprit à Charles à plonger et à nager sous l'eau sans appréhension. Bientôt, l'ingénieur put ouvrir les yeux sans ressentir de brûlure, contrôla sa respiration, accepta le frôlement des dauphins et des gros tarpons, ne fut plus pris de panique au passage à distance d'un requin. Autour des récifs coralliens, il apprit aussi à reconnaître les différents mérous par leur taille, leur couleur, leurs rayures. Il sut, en quelques séances, identifier les sardes à queue jaune, les donzelles bandées de blanc et de noir, les murènes vertes aux dents perçantes comme des aiguilles, les congres aux grands yeux, les blennies embusquées dans les anfractuosités des rochers, le papillon de mer brun et or, la bonite bleutée, la sériole furtive, le hérisson de mer, le poisson-docteur, le scalaire, le poisson-porc-épic, le baliste noir à chair vénéneuse, et bien d'autres espèces aux formes surprenantes, aux écailles colorées. Il décida que le pèlerin, un grand poisson bleu de cinq ou six pieds de long, pourvu d'une nageoire dorsale en forme de voile et d'un long dard, était le plus élégant de tous les habitants de l'archipel.
Un matin tôt, Ounca Lou arriva par la mer à bord du voilier de sa marraine, un ketch portant grand mât et mât d'artimon.
– Le vent a viré : nous allons à Eleuthera ; venez à bord ! cria-t-elle.
Son tirant d'eau obligeant le voilier à rester à quelques brasses de la plage, Charles le rejoignit à la nage. Il troqua son pantalon et sa chemise mouillés contre un pagne bahamien prêté par le capitaine du bateau, et, sous bonne brise, le ketch, toutes voiles établies, mit le cap sur Eleuthera. Au cours de la traversée, Ounca Lou, blottie contre Charles, résuma le passé de l'île la plus chargée d'histoire des Bahamas.
– Ce sont des puritains des Bermudes, refusant de faire allégeance à l'Église d'Angleterre, qui, en 1644, choisirent
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