Le Pont de Buena Vista

connaissance, Ounca Lou s'offrit jusqu'au matin avec allégresse et sincérité, mais, entre les enlacements, elle dit et redit sa confusion, presque sa honte, de connaître un plaisir qu'elle craignait de ne savoir faire assez intensément partager à Charles, tant elle ignorait les raffinements osés qui font les nuits voluptueuses. Desteyrac, à qui le rôle d'initiateur ne déplaisait pas, découvrit alors que la possession physique d'une femme qu'on aime peut receler une dose inattendue de pureté.
     
    Au matin, le ciel et la mer, après un coup de colère, retrouvèrent leur indolence bahamienne, et la traversée de retour vers Soledad fut rapide et sans aléas.
     
    Ils étaient convenus que l'on déposerait Charles au port occidental et qu'Ounca Lou rentrerait au plus vite à Buena Vista, où lady Lamia devait s'inquiéter de l'absence prolongée de sa filleule.
     
    – Qu'allez-vous rapporter de notre nuit à Fish Lady ? demanda Charles au moment de débarquer.
     
    – Je lui dirai que c'est la première nuit de ma vie où je n'ai pas fait que dormir, lança-t-elle gaiement.
     
    – Vous pourrez peut-être me rejoindre ce soir à Little Manor ? J'y serai en fin d'après-midi, si je ne suis pas retenu ici, dit Charles.
     
    Elle acquiesça et le voilier, poussé par l'alizé, mit le cap sur Buena Vista.
     
    Desteyrac n'avait pas fait dix pas sur le môle que vint au-devant de lui, trottinant et essoufflé, le capitaine du port.
     
    – Ah ! Monsieur Desteyrac, on vous demande de partout ! Le commandant Colson, d'abord, qui compte porter bientôt votre ferraille à Southern Creek ; ensuite lord Simon, qui désire que vous soyez demain matin à l'aube à la fuente del Ángel, où les scaphandriers sont à pied d'œuvre. Sir Carver a envoyé Poko à votre chantier, mais votre Timbo, muet comme une bûche, a refusé de dire où vous étiez. Poko est allé ensuite chez sir Malcolm Murray, chez M. Tilloy, au Loyalists Club, et c'est par un pêcheur qu'on a su que vous n'étiez pas noyé mais en croisière à Eleuthera, débita le gros homme en s'épongeant le front.
     
    – Eh bien, je vais commencer par une visite à M. Colson après avoir fait toilette, dit Charles, de fort bonne humeur.
     
    Timbo, fine mouche et débrouillard, avait depuis longtemps assimilé les habitudes de son maître, ses manies, ses intransigeances, et pouvait même devancer ses souhaits. Sachant cela, Desteyrac ne fut pas étonné d'être accueilli par l'Arawak dans son bungalow du Cornfieldshire, alors que l'Indien aurait dû encore l'attendre dans sa maison de chantier.
     
    – Sima m'a dit que vous étiez pa'ti avec miss Ounca Lou à Eleuthe'a, mais j'ai pas dit à pe'sonne où vous étiez.
     
    – Tu as bien fait, Timbo. La discrétion est la première vertu d'un bon domestique.
     
    Comme le garçon se dandinait d'un pied sur l'autre, signe qu'il hésitait à poser une question, Charles l'interrogea :
     
    – Que veux-tu savoir, maintenant ?
     
    – Je voud'ais savoi', puisque miss Ounca Lou elle vient souvent à la tite maison pour baigner, manger et p'têt' bien pou' do'mi', comment je dois l'appeler, mossu ?
     
    – Quand elle est chez moi, tu dois l'appeler Madame.
     
    – Alo's, je di'ai Mossu et Mame. C'est bien comme ça ?
     
    – Comme ça, Timbo.
     
    Vêtu de linge frais, Charles se rendit chez le commandant Colson, qui, sans la moindre curiosité quant à la croisière de l'ingénieur à Eleuthera, lui signifia que, la houle d'ouest étant calmée, les radeaux livreraient sous trois jours les pièces du pont à Southern Creek.
     
    De chez Colson, l'ingénieur marcha jusqu'à la demeure du major Carver, qui se montra moins discret que le marin.
     
    – Votre croisière à Eleuthera fut-elle agréable ? Vous étiez en bonne compagnie, je crois ? demanda-t-il.
     
    – Votre service de renseignement fonctionne admirablement, major. Ma croisière étant d'ordre privé, je ne vous en dirai donc pas davantage, surtout qu'une dame m'accompagnait, répliqua fermement Charles.
     
    Carver poussa un profond soupir et posa sur l'ingénieur un regard plein de commisération.
     
    – Vous n'ignorez pas, mon ami, que je ne veux que votre bien et votre bonheur. Mais, sachant ce que je sais, je crains que vous ne vous engagiez dans des complications… diplomatiques avec la souveraine de Buena Vista ! Lamia considère la demoiselle qui vous accompagnait comme sa fille. Si vous déshonoriez