Le Pont de Buena Vista
dernier, je lui ai dit que beaucoup de choses pouvaient arriver pour elle pendant mon absence. Elle aurait pu évidemment se marier, bien qu'elle m'ait alors répondu : « Rien n'arrivera et vous me trouverez telle que je suis. » N'était-ce pas une promesse de fidélité… à l'amitié ? répliqua Charles.
– Amitié ! Amitié ! Charles, avez-vous peur des mots trop lourds de sens ? C'est d'amour qu'il s'agit, bien sûr, et c'est ce qui me préoccupe. Je ne suis pas prude, vous le savez, et je connais les hommes. Le meilleur d'entre tous ne refuserait pas une fille amoureuse qui s'offre. Mais il s'agit d'Ounca Lou. Jouer avec son corps serait jouer avec son cœur, peut-être avec sa vie, prévint Lamia, fixant Charles d'un regard intimidant.
– Je ne suis certainement pas le meilleur des hommes, lady Lamia, mais je ne suis pas joueur, et…
Il allait poursuivre quand Ounca Lou apparut, drapée d'un paréo imprimé d'oiseaux de paradis multicolores. Surprise, elle marqua un temps d'arrêt au bas de l'escalier, puis, submergée par l'émotion des retrouvailles, les bras pendants le long du corps, elle fit, telle une somnambule, un pas vers Charles, soudain conscient de la gravité du moment.
– Embrassez-vous donc ! lança Lamia.
L'injonction de Fish Lady les laissa un instant décontenancés et comme indécis. Face à face, ils échangèrent un long regard qui anéantit le temps de la séparation, puis ils s'étreignirent en silence avec autant de force que de tendresse.
– Je vous laisse. Vous devez avoir beaucoup à vous dire, jeta Lamia.
S'efforçant à la désinvolture, elle quitta le salon.
– Enfin, vous êtes là ! dit Ounca Lou, les mains nouées sur la nuque de Charles et le fixant de son regard clair.
– Nous sommes là, rectifia-t-il, enlaçant la jeune fille pour l'attirer contre lui.
Subjugué, il la voyait maintenant non pas telle qu'il l'avait quittée, mais telle que sa pensée, mêlant souvenir, désir et imagination, la lui peignait dans ses moments de solitude. L'absence, philtre magique du temps, tantôt corrosif, tantôt exaltant au sens chimique du terme, avait rendu Ounca Lou plus réelle, plus vivante, plus charnelle. La sylphide, vision onirique de la femme idéale, refusée à Chateaubriand, était, superbement incarnée, livrée à Charles Desteyrac.
Avec force détails, il dut raconter ses séjours à Pittsburgh, décrire les usines, la vie des ouvriers, ses distractions – il omit les visites aux jumelles vénales –, son amitié pour Bob Lowell, les rigueurs de l'hiver en Pennsylvanie, la descente du canal de l'Érié. Moins curieuse de la vie new-yorkaise, qu'elle avait connue étudiante, Ounca voulut cependant savoir quelles pièces on jouait à Broadway, comment s'habillaient les femmes, connaître la vitesse des chemins de fer et le décor de Cornfield House, à Washington Square. Elle ne fit aucune allusion aux fiançailles de lady Ottilia et ce n'est qu'au cours du repas, auquel Charles fut convié, que le sujet fut abordé par Fish Lady.
– Mon frère m'a fait dire que le mariage d'Otti sera célébré ici, début juin. Il me fait la grâce de m'inviter, annonça Lamia.
– Les Cornfield de New York, ceux de Charleston feront le déplacement, peut-être même lord William Gordon et votre sœur Mary Ann viendront-ils de Manchester. Ce sera pour vous l'occasion de voir de nombreux membres de votre famille, dit Charles.
– Le banquier, l'esclavagiste, le satyre et le tyran : la brochette Cornfield sera complète ! railla Fish Lady.
Après le repas, Charles et Ounca Lou se retrouvèrent à nouveau seuls et, quand la jeune fille apprit que plusieurs jours s'écouleraient avant que les éléments du pont ne soient livrés à Southern Creek, elle battit des mains.
– Alors, nous allons nous baigner, et puis nous aurons le temps d'aller jusqu'à Eleuthera. Je veux vous montrer l'île où je suis née. Elle est tellement différente de Soledad et de Buena Vista ! Et puis, j'y possède une maison, celle de ma défunte mère, au milieu d'une plantation d'ananas et de nos potagers.
– Mais la houle d'ouest est perfide, émit Charles, se souvenant des propos de Lewis Colson.
– C'est seulement trois ou quatre heures de bateau, suivant le vent. Nous avons un voilier solide et de bons marins qui font la traversée chaque semaine pour nous approvisionner en fruits et
Weitere Kostenlose Bücher