Le Pont de Buena Vista
de s'installer sur l'île, alors appelée Cigatoo par les indigènes. Ce ne fut pas un succès et ils durent attendre que le capitaine William Sayle, ancien gouverneur des Bermudes et disciple de Cromwell, puritain convaincu, forme à Londres la compagnie des Eleutheran Adventurers et leur vienne en aide, pour que naisse une colonie. Ces gens, épris de liberté religieuse et croyant aux vertus de la république bien avant vous, Français, nommèrent l'archipel des Bahamas, qu'on appelait plutôt Lucayes, Eleutheria, et leur île Eleuthera.
– Ce qui signifie liberté en grec, précisa Charles.
– En 1648, une soixantaine d'autres Bermudiens, victimes de persécutions religieuses, s'embarquèrent avec William Sayle pour les Bahamas à bord du William , un navire qui s'échoua sur un récif, près d'Eleuthera. Il y eut beaucoup de noyés, mais certains passagers atteignirent la côte et se réfugièrent dans une grotte, au nord de l'île, nommée depuis Preacher's Cave. Je vous la montrerai un jour, car un de mes ancêtres figurait, assure ma marraine, parmi les rescapés du naufrage. Il s'appelait Samuel Spencer et reçut une terre qu'il exploita assez bien pour que ses descendants connaissent une certaine aisance. Lamia se plaît à dire qu'il fut de ceux qui rédigèrent les Articles and Orders , la première constitution de la première république du Nouveau Monde, comme on disait alors, expliqua la jeune fille.
– Votre mère est de cette lignée ?
– C'est aussi ce que dit Lamia. Les premiers colons manquaient de femmes et rares furent les Blanches, anglaises ou européennes, à venir jusqu'ici. Pour fonder une famille, les premiers colons s'unirent donc à des Arawak, jolies, douces et fidèles.
– Elles le sont toujours, observa Charles, ce qui amena un sourire sur les lèvres d'Ounca Lou.
Elle n'avait pas oublié l'épisode Wyanie et ce qu'elle nommait le « sacrifice de Charles à la coutume des Taino ». Ayant posé un baiser sur les lèvres de Desteyrac pour faire oublier sa moquerie silencieuse, elle reprit son récit.
– En 1783 vinrent les loyalistes, ces colons anglais qui refusaient de devenir américains. Mon grand-père était l'un d'eux. Il développa la culture des oranges, des tomates et l'exportation de l'ananas sucré. Devenu veuf, il épousa une octavonne de la famille Spencer, très fière de descendre des puritains bermudiens rescapés du William . Ma mère fut leur unique enfant. Elle avait seize ans quand elle me mit au monde et vous savez qui est mon père.
– Je sais aussi que vous tirez grâce et beauté de ce léger métissage, dit Charles.
– J'ai quelque part, dans le tronc de mon arbre généalogique, une lointaine ancêtre arawak dont je tiens sans doute mes yeux bridés, mes cheveux noirs et lisses, mon teint pas tout à fait assez clair pour que je passe pour WASP à New York, conclut Ounca Lou en riant.
Bientôt, les rives d'Eleuthera furent en vue. Le ketch doubla la pointe sud de l'île en forme de maigre croissant, étiré sur cent huit miles, pour accoster sur la côte ouest dans un petit port de pêche.
Ounca Lou entraîna aussitôt Charles vers Orange Paradise, domaine hérité de sa mère. Il fut étonné de découvrir, au milieu de vergers et de potagers bien entretenus, une maison de bois clair, style colonial Nouvelle-Angleterre à un seul étage, pourvue en façade d'une galerie à colonnettes et d'un escalier. La jeune fille fit tinter d'un coup de battant une cloche suspendue à une potence devant la maison, et aussitôt parut, sortant des communs, un métis à cheveux blancs. Il se précipita avec de grandes démonstrations de joie au-devant de la jeune fille.
– Voici notre intendant, glissa Ounca Lou à Charles.
Puis, s'adressant à l'homme, elle ordonna :
– Ouvrez-nous la maison, attelez le sulky et dites à votre femme de nous préparer un bon poisson avec du riz et une sauce à la tomate, s'il vous plaît.
– Ainsi, c'est ici que vous êtes née ? demanda Desteyrac.
– Et c'est près d'ici que reposent ma mère et mes grands-parents maternels. M'accompagnez-vous jusqu'à notre petit cimetière ?
Sans attendre l'adhésion de son compagnon, elle lui prit le bras et le conduisit sous les arbres, devant un tertre gazonné où quelques tombes, entourées de barrières blanches, étaient rassemblées. Devant la sépulture de sa mère, dont hibiscus et
Weitere Kostenlose Bücher