Le Pont de Buena Vista
inquiet.
– Sans doute une attitude passagère, Malcolm. Sa vraie nature reprendra le dessus. « Chassez le naturel, il revient au galop », a écrit Saint-Simon.
– J'ai une autre raison d'être alarmé, Charles. Pendant notre escale à Nassau, dont le but avoué par Otti était une visite de courtoisie à l'évêque pour expliquer qu'elle ne se mariait pas, elle s'est rendue chez une mulâtresse, diseuse de bonne aventure et adepte du vaudou. Gertrude, qui accompagnait ma cousine, a été laissée à la porte, mais elle a fait parler des voisines de la femme en question. Elle a appris que cette personne vend des drogues ou des herbes, aussi bien pour rendre fécondes les femmes stériles que pour débarrasser celles qui ont fauté du fruit de leurs amours. Elle pratique aussi l' obeah , l'art magique des Carib jeteurs de sorts, et vend des poisons tirés de végétaux toxiques. Je crains je ne sais quoi pour Otti.
– Tout cela est inquiétant, en effet, convint Charles.
– Elle a manifesté hier, pour la première fois, le désir de sortir. Elle viendra voir votre chantier un de ces jours. Elle a pour vous estime et confiance. Faites-la parler. Peut-être vous confiera-t-elle ce qui la rend si dolente ? conclut Murray.
Le rivetage des éléments du pont fut assez spectaculaire pour attirer des curieux, que Tom O'Graney maintint à distance. Tels des jongleurs sûrs de leurs gestes, des ouvriers arawak, comme en se jouant, saisissaient avec de longues tenailles les rivets chauffés à blanc dans les braseros et les lançaient à des compagnons qui les recevaient dans des calebasses. Aussitôt, les riveteurs, eux aussi munis de tenailles, s'en emparaient et les glissaient dans les trous des éléments à réunir. Les marteleurs intervenaient vivement pour écraser le rivet encore rouge entre marteau et bouterolle. Une aspersion d'eau refroidissait la pièce et assurait le serrage.
– Jamais je n'aurais trouvé en France des ouvriers aussi habiles, capables de s'adapter sans rien connaître de nos techniques à la méthode de travail primitive mais très efficace que vous voyez exercer, dit Charles à Edward Carver, venu, fin juin, visiter le chantier.
L'ingénieur convia le major à partager son repas en le priant d'excuser la frugalité de la table. Le visiteur lui apprit que la convention du parti démocrate américain, qui s'était tenue entre le 2 et le 6 juin à Cincinnati, Ohio, avait désigné James Buchanan comme candidat à l'élection présidentielle de novembre 1856. Le parti républicain lui opposerait le colonel John Charles Frémont.
– Le principal mérite de Frémont, dont le père est français et la mère virginienne, est une expédition scientifique dans les montagnes Rocheuses. C'est aussi un fameux cavalier. Il a parcouru huit cent quarante miles en soixante-seize heures sans descendre de cheval. Mais je lui donne peu de chances d'être élu président face à Buchanan, vrai politicien, dit Carver.
– Si Buchanan l'emporte, Bertie III Cornfield sera satisfait. C'est son candidat, observa Charles, se souvenant des propos du planteur.
– Et les Cubains pourront s'attendre à plus ou moins long terme à un changement de bannière, ajouta le major.
– Notre pont sera terminé avant que Cuba ne devienne État américain, assura Charles en riant.
– À ce propos, lord Simon m'a chargé de vous demander la date approximative de la fin de vos travaux. Il a l'intention de faire de l'inauguration du pont un événement pour l'archipel. Il veut inviter le gouverneur, des fonctionnaires britanniques et des notables d'autres îles.
– Si les ouragans ne nous importunaient pas, je pense que, fin juillet, nous pourrions procéder au lançage. Mais, pas plus que lord Simon, je ne commande aux tempêtes tropicales ; je doute donc que cela soit possible, prévint Charles.
– Les ouragans nous arrivent habituellement entre juillet et octobre. S'ils devaient interrompre vos travaux, nous ne pourrions inaugurer le pont que cet automne, admit Edward Carver.
La prudence de Charles se justifia car, dès la mi-juillet, un premier ouragan l'obligea à fermer le chantier après qu'un ouvrier eut le genou écrasé par une poutrelle renversée par une rafale de vent. L'Arawak, conduit au nouvel hôpital du Cornfieldshire, fut amputé par le docteur Kermor.
Le pont à demi construit fut solidement arrimé au sol par
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