Le Pont de Buena Vista
21 avril, Charles prit congé de son hôte. En quittant le manoir, il perçut, venant de la salle de musique, les sons de l'orgue. Comme toujours quand il avait été contrarié, lord Simon Leonard Cornfield massacrait Bach et Haendel en leur demandant de lui rendre un peu de sérénité.
Au lendemain de cette soirée de controverse, Desteyrac allait regagner son chantier et Timbo venait d'avancer le dog-cart quand apparut, sur le chemin du port occidental, une charrette de paysan dans laquelle Charles reconnut le major Carver. De loin, Edward héla l'ingénieur et lui fit signe de l'attendre.
– Quel curieux équipage ! s'étonna Desteyrac.
– C'est tout ce que j'ai trouvé au port, dit Carver en congédiant le charretier.
– Personne ne semble avoir été prévenu du retour du Phoenix , sinon vous eussiez été attendu, dit Charles.
– Le Phoenix est à Nassau et je suis venu par le bateau-poste pour préparer mon ami Simon à une nouvelle déception, avoua le major.
L'embarras se lisait sur son visage fatigué.
– Nouvelle déception ?
– Lady Ottilia a rompu ses fiançailles. Elle ne veut plus se marier. Quand le pauvre Edwin, qu'elle attendait chez la veuve Sampson à Washington, est rentré, tout feu tout flamme, du Texas, elle lui a signifié sa décision et l'a planté là, avec sa mère au bord de l'apoplexie ! À New York, Ottilia a prévenu Jeffrey de l'annulation de son mariage avant d'embarquer, seule avec Mlle Lanterbach, sur le Phoenix . Elle sera ici demain. Voilà où nous en sommes, mon ami…
– Ce n'est pas la première fois que lady Ottilia renonce in extremis au mariage, constata Charles.
– Elle finira comme sa tante Lamia, dans la peau d'une vieille fille insupportable. Elle a voulu faire escale à Nassau pour annoncer elle-même à l'évêque anglican qui devait bénir son mariage qu'il n'aurait pas à se déranger le 7 juin. J'en ai profité pour quitter le Phoenix et prendre le bateau-poste afin d'arriver ici avant elle. Maintenant, je vais devoir affronter lord Simon. Je prévois une colère de force onze, dit le major, évaluant en marin comme l'amiral Beaufort.
– Courage ! lança Charles en sautant dans son dog-cart pour prendre la route du sud.
Chemin faisant, il imagina la fureur de Simon et sans doute les railleries de Bertie III. Le planteur tenait Ottilia, ardente propagandiste des théories antiesclavagistes et féministes, pour une fille dénaturée et de mœurs douteuses.
Au cours des jours suivants, Desteyrac, très occupé par la construction du pont, n'eut pas d'autres informations sur ce qui s'était passé à Cornfield Manor après le retour du Phoenix et la rencontre d'Ottilia avec son père. Il apprit seulement par Ounca Lou, qui le tenait de sa marraine toujours bien renseignée, que la fille de lord Simon ne quittait pas le manoir et refusait toutes les visites, sauf celle de son cousin Malcolm.
– Elle passe le plus clair de son temps sur la galerie à lire ou à faire de la tapisserie. Son père, qui refuse de prendre ses repas avec elle, ne la retiendra pas si elle décide de quitter Soledad. Quant aux Cornfield de Caroline du Sud, ils ont pris la mer pour Cuba à bord de leur vapeur, après une dernière altercation avec lord Simon, rapporta la jeune fille.
Il fallut attendre une visite de Malcolm Murray pour que Charles en apprît plus sur la rupture des fiançailles d'Ottilia. L'architecte offrait une mine contrite.
– Je ne sais que ce que Gertrude m'a rapporté. Otti aurait simplement dit à Edwin : « Je ne suis pas capable de vous rendre heureux. » Elle lui a ensuite rendu la bague de fiançailles, que la mère Sampson a acceptée alors que ce bijou de Tiffany avait été payé par mon oncle ! Quel manque de délicatesse ! Ainsi, nous n'aurons pas à regretter les Sampson ! tonna Murray.
– Comment lord Simon a-t-il pris la chose ?
– Il avait été prévenu par Carver, et sa colère était retombée quand Ottilia arriva. Lord Simon a exigé qu'elle s'engage sur la Bible à ne plus se fiancer pour ne pas épouser. En vérité, Edwin Sampson ne plaisait guère à mon oncle, et la douairière pas du tout. Mais cela n'est rien. Ce qui me préoccupe, c'est la santé d'Otti. Je la trouve un peu trop calme, un peu trop raisonnable, un peu trop demoiselle rangée, ce qui n'est pas dans sa nature, dit Murray, visiblement
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