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Le Pont de Buena Vista

Le Pont de Buena Vista

Titel: Le Pont de Buena Vista Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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les marins, et l'outillage mis à l'abri de la pluie. Pestant contre ces colères annuelles de Neptune, Charles ne put même pas retrouver, comme presque chaque soir, les bras d'Ounca Lou, contrainte par les intempéries de rester à Buena Vista. L'océan soutenait avec frénésie les caprices des vents accourus du golfe du Mexique, et le va-et-vient restait impraticable.
     
    L'ingénieur profita de ce repos et de cette solitude forcés pour regagner son bungalow du Cornfieldshire et rendre visite à lord Simon. Il trouva le vieil Anglais d'humeur sombre. Quand Charles demanda des nouvelles d'Ottilia, l'explication du comportement de la jeune femme fut expédiée en peu de mots.
     
    – D'après Carver, il a dû se passer à New York quelque événement dont j'ignore la nature. Malcolm, pour qui Ottilia n'a pas de secret, dit ne rien savoir, ou se tait. En tout cas, j'ai le sentiment que ma fille ne sait que faire de sa personne.
     
    – J'aimerais la voir, dit Charles.
     
    – Tentez votre chance. Je vais envoyer Pibia la prévenir de votre présence, répondit lord Simon, désabusé, en quittant l'ingénieur.
     
    Charles se rendit sur la galerie, d'où il vit les grands palmiers royaux du parc secoués par les bourrasques et les fleurs des massifs hachées par l'averse.
     
    Il attendait la réponse du majordome quand le pas d'Ottilia le fit se retourner. La jeune femme, pâle et le regard las, lui fit signe de s'asseoir. Elle était toujours aussi belle, mais d'une beauté différente, épurée, intemporelle. Une beauté statuaire et ténébreuse, qui inspirait moins le désir que la révérence.
     
    – Ne me demandez pas de raconter pour la dixième fois comment j'ai rompu mes fiançailles. Parlez-moi plutôt de votre pont : où en est la construction ? dit-elle, éludant toute question intime.
     
    Charles fit le bilan des travaux, suspendus par le mauvais temps, et invita lady Ottilia à visiter le chantier quand les ouragans, d'intensité variable et qui se succédaient à intervalles irréguliers, se seraient éloignés de l'archipel. Elle acquiesça d'un bref signe de tête, comme si le pont n'était pas sa préoccupation première.
     
    – Je me suis laissé dire par Malcolm que vous êtes assez lié avec la filleule de ma tante Lamia, une demi-Indienne, dit-elle abruptement.
     
    – Cette demi-Indienne, diplômée du Rutgers College, de New York, parle et écrit quatre langues. Elle prépare un traité d'ichtyologie sur les mollusques des Bahamas. C'est aussi votre demi-sœur, compléta sèchement Desteyrac.
     
    – On le dit. Mais il se peut que j'aie dans nos îles d'autres demi-sœurs et demi-frères qui n'ont pas été adoptés par lady Lamia. Mon père est veuf depuis longtemps et les filles d'ici se laissent facilement séduire par les Blancs. Ça ne leur donne ni droits ni position sociale. Enfin, si une fille comme celle-là, instruite au-dessus de sa condition, peut vous distraire, profitez-en, Monsieur l'Ingénieur ! ajouta-t-elle, le regard lointain.
     
    – Vous devez être bien malheureuse pour parler ainsi, Otti, dit Charles, plus apitoyé que fâché.
     
    – Ma manière d'être ne regarde personne et je n'ai que faire de votre sollicitude, mon cher.
     
    Desteyrac se leva pour mettre fin à un entretien déplaisant mais, avant de quitter la galerie, il se tourna vers Otti.
     
    – Le ton de vos lettres était plus confiant, plus aimable aussi. Vous semblez avoir oublié certaine valse dont vous faisiez grand cas, semblait-il.
     
    – J'ignorais alors ce que je sais aujourd'hui. Et, surtout, ne pensez pas avoir éveillé en moi de la jalousie. Ce serait dérisoire. Pour une Anglaise, les sang-mêlées, même diplômées, ne sont que vapeur d'après pluie, lança-t-elle.
     
    Le soir même, Charles rapporta à Malcolm Murray la conversation décevante qu'il avait eue avec la cousine de l'architecte.
     
    – Elle semble en vouloir à la terre entière, alors que c'est en elle, hélas, que réside la cause de son mal de vivre, dit Murray.
     
    – Cela ressemblait assez à une scène de jalousie digne du théâtre de boulevard ! répliqua Charles.
     
    – Vous vous trompez. Peut-être Ottilia est-elle jalouse. Mais ce n'est pas jalousie ordinaire, pas jalousie triviale, née d'une simple rivalité amoureuse. La jalousie d'Otti, si l'on peut appeler ainsi le sentiment beaucoup plus complexe et subtil que je devine, va bien au-delà de l'existence de votre belle

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