Le Pont de Buena Vista
emprunta l'allée principale du parc, éclairée par des torchères, Lewis Colson, jusque-là silencieux, se tourna vers Charles.
– C'est très bien, ce que vous faites ce soir, Monsieur l'Ingénieur, dit-il, laconique comme à son habitude.
En haut des marches du grand escalier, sur la galerie illuminée par cent chandelles, lord Simon et lady Lamia recevaient les invités. Quand Ounca Lou posa sa main sur le bras de Charles pour gravir les marches, il la sentit frémir. Edward Carver se tenait en retrait, sur la galerie, attendant manifestement l'esclandre qu'il avait annoncé. Il fut déçu car Lamia, dont Charles pensa qu'elle avait dû préparer son frère à cette rencontre, présenta Ounca Lou.
– Simon, voici votre fille, dit-elle d'une voix nette, sans préambule.
Lord Simon n'avait jamais manqué de sang-froid. Il accueillit cette déclaration sans broncher, bien que son index tremblât légèrement quand il caressa la joue de la jeune fille, raidie par l'inquiétude.
– La dernière fois que je vous ai vue, vous aviez, je crois, sept ou huit ans. Vous êtes devenue très belle. Vous avez en Monsieur l'Ingénieur Charles Desteyrac le meilleur cavalier qu'on puisse trouver. Mais, si vous le voulez bien, nous parlerons plus tard dans un endroit tranquille, ajouta-t-il, voyant des couples immobilisés sur les marches.
Avançant vers l'entrée, Charles présenta le major Carver à sa compagne. Edward s'inclina.
– Vous voyez qu'il n'y a pas eu d'éclat. Lord Simon a fort bien accueilli sa fille cachée, major, dit l'ingénieur, triomphant.
– Attitude et sang-froid de très grand seigneur, murmura Carver.
Malcolm Murray, lui, ne cacha pas sa stupeur en voyant entrer dans le grand salon Ounca Lou au bras de Charles.
– Ça, alors ! Vous l'avez fait ! dit-il en posant un regard gourmand sur le décolleté de la jeune femme.
– Nous reste à rencontrer Ottilia, observa Charles, préoccupé.
Pendant cet entretien, le couple, dont les étrangers ne pouvaient imaginer la situation, focalisait l'attention. L'épouse du délégué du gouverneur fit remarquer à son mari, après les présentations :
– Ces deux-là vont merveilleusement bien ensemble.
C'était reconnaître l'unité harmonieuse d'une femme belle et d'un homme distingué.
– Inscrivez-moi pour la première danse, demanda Murray, faisant l'œil de velours.
Ounca Lou leva sur Charles un regard interrogateur.
» N'hésitez pas, insista l'architecte. Charles est déjà retenu par ma cousine. Ce sont des valseurs inégalables, dit-il comme Ottilia approchait.
Murray, un peu embarrassé, ne savait comment présenter l'une à l'autre les deux femmes. Otti, spontanément, tendit la main à Ounca Lou.
– Vous êtes la filleule de ma tante, lady Lamia, n'est-ce pas ?
Ounca Lou acquiesça en prenant la main tendue.
– Et aussi, si j'en crois ce que vient de dire mon père, qui doit savoir à quoi s'en tenir, vous êtes ma demi-sœur, née d'une épouse de lord Simon décédée très jeune et que je n'ai pas eu le temps de connaître, ajouta Ottilia, plus lady que jamais.
Charles admira comment, en une phrase, la fille de lord Simon avait, au prix d'un mensonge dont personne n'était dupe, rétabli les convenances hypocrites et ouvert une relation sororale condescendante avec celle qu'elle nommait encore, quelques jours plus tôt, une « demi-Indienne ».
L'orchestre ayant attaqué une valse, tous les couples se rendirent dans le hall pour voir lord Simon ouvrir le bal avec l'épouse du représentant du gouverneur, tandis que ce dernier entraînait Lamia sur le parquet ciré.
– Cette valse m'appartient, dit Charles à Otti, un peu indécise.
Il lui prit la taille, car les puritains américains étaient sans influence à Soledad, et la conduisit au milieu des danseurs, tandis que Murray enlevait prestement Ounca Lou.
Charles et Otti valsèrent, elle abandonnée les yeux mi-clos, lui goûtant non sans attendrissement et tristesse le plaisir de danser avec celle de qui il connaissait maintenant le drame intime.
– Je trouve qu'Ounca Lou vous va bien, Charles. Que comptez-vous faire d'elle ?
– Je compte demander sa main à son père, maintenant qu'elle en a un, dit Desteyrac.
– Eh bien, moi, je vais épouser mon cousin Murray. Lui sait depuis toujours à quoi s'en tenir sur mon
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