Le Pont de Buena Vista
appliqués et minutieux, mais lents. Le climat et leur atavisme expliquent cela. Ils n'avaient donc pas achevé les peintures ni mis le mobilier en place. C'est maintenant fait. Tout à l'heure, je vous conduirai chez vous et, s'il manque quoi que ce soit d'utile à votre bien-être, nous aviserons sur-le-champ.
Charles remercia et confirma qu'après vingt-six jours de mer il était heureux de retrouver la terre ferme, laquelle, lors de ses premiers pas sur l'île, lui avait paru aussi mouvante que le pont du navire.
– Sensation fréquente, chez qui n'est pas marin, après un long voyage en mer. Notre corps doit se réconcilier avec le sol, expliqua le major.
À cet instant, Poko, qui avait troqué son turban pour une simple calote blanche, entra dans la pièce et déposa sur le guéridon deux grands verres et un pichet contenant un liquide couleur paille.
– À cette heure de la journée, l'ananas est plus recommandé que le porto, dit le major en emplissant les verres.
– Délicieux breuvage, commenta Charles après une gorgée de jus de fruit frais.
– Les ananas pain-de-sucre des Bahamas sont les meilleurs du monde. Ils sont récoltés sur l'île voisine d'Eleuthera, que vous aurez certainement l'occasion de visiter. Cornfield y possède une exploitation maraîchère et un verger dont on nous livre fruits et légumes chaque semaine. L'ananas a une période de maturation de dix-huit mois, mais il est de conservation courte. Il doit donc être consommé à point, précisa le major.
Le breuvage sucré plut à Charles. Après la réception décevante du maître de l'île, celle de Carver confirma la bonne opinion qu'en dépit de Murray l'ingénieur avait de cet homme. Ce nouveau contact renforça les prémices d'une complicité déjà ressentie au cours des conversations à bord du Phoenix .
– Puis-je vous poser une question indiscrète ? risqua Charles.
– Les seules questions indiscrètes sont celles auxquelles un gentleman ne peut répondre. Dites seulement.
– Eh bien, je voudrais savoir où vous avez recruté le superbe Poko. Il a l'allure et la prestance d'un prince oriental égaré parmi nous.
– Poko est le fils d'un haut fonctionnaire du roi du Pendjab, Ranjit Singh, assassiné en 1839. Après ce drame, qui suscita de grandes dissensions politiques chez les peuples de l'Hindoustan, le Premier ministre Palmerston, qui désirait un rapport impartial sur les événements, demanda à son ami Cornfield, en qui il avait toute confiance, de se rendre aux Indes. Naturellement, j'ai accompagné Simon. Quand nous sommes arrivés à pied d'œuvre, les militaires anglais, craignant de voir s'étendre les révoltes, s'étaient déjà emparés d'une partie du territoire pour obliger les sikhs à céder aux exigences de notre Compagnie des Indes. Nous avons assisté à la bataille de Maodky, au cours de laquelle toute la famille de Poko périt sous les assauts de nos lanciers. Poko eût été tué s'il ne s'était réfugié dans le temple d'or d'Amritsar, où aucun militaire n'osa entrer. C'est là que je l'ai trouvé, terrorisé et mourant de faim. Je l'ai pris sous ma protection et, quand nous avons quitté l'Inde, cet adolescent, seul au monde, voulut me suivre. Voilà toute l'histoire de Poko, digne représentant de la branche radjapoute de la communauté sikh. Ce sont de nobles familles, qui fournissent des guerriers dont le courage physique et moral est inégalable. Vous savez maintenant pourquoi Poko m'est attaché comme un fils.
– Je comprends, dit Charles.
– Votre visite à lord Simon a été brève, me semble-t-il, remarqua le major pour changer de sujet.
– Il m'a reçu debout, sur la galerie de son manoir, et ne m'a adressé que le nombre de phrases indispensables pour préciser ma mission. Je suis ici pour construire un pont résistant aux assauts de l'océan, dit Charles sans tenter de dissimuler sa déception d'avoir été traité en simple employé.
– Bah ! Il ne faut pas rester sur cette première impression, mon ami. Lord Simon, vous le découvrirez, est un homme autoritaire, certes, mais juste et généreux. Il est fidèle aux anciens principes aristocratiques et très attaché aux formes. Vous avez vu aujourd'hui un père chagrin et furieux. Il venait d'apprendre que sa fille, qu'il croyait occupée à parfaire son éducation à Londres, s'est enfuie aux États-Unis plutôt que le rejoindre ici,
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