Le Pont de Buena Vista
savoir si le prochain ouragan interviendra avant que j'aie commencé la construction du pont ! s'exclama Charles.
– Quand vous monterez là-haut, n'oubliez pas d'emporter une ou deux bouteilles de rhum. Il semble que, dans la liturgie personnelle de notre ermite, cet alcool et d'autres remplacent le vin de messe, ajouta gaiement le major.
Comme la voiture atteignait un carrefour, Carver indiqua, de la main, la voie de droite.
– Par cette route du sud, on accède aux bourgs des pêcheurs, des cultivateurs, des artisans, et au village des Arawak. Nos derniers Indiens habitent des cases rondes et obéissent à un cacique que vous devrez honorer d'une visite de courtoisie. Au-delà des lieux que je viens de citer se trouve, à l'extrême sud de Soledad, à deux heures de cheval d'ici, Southern Creek, le dernier village avant l'îlot de Buena Vista, séparé de l'île principale par cette tranchée naturelle que vous aurez, cher monsieur Desteyrac, le devoir d'enjamber !
Quelques minutes plus tard, le major, excellent cicérone, montra du doigt, sur la gauche, à flanc de colline, une série de petits cottages répartis entre bosquets et buissons.
– Voici notre hameau. C'est là que j'habite et que vous habiterez, dit-il.
La voiture franchissait la grille du parc. Charles Desteyrac eut à peine le temps de voir, sur les piliers qui soutenaient les vantaux, des lions de pierre, mufle lénifié et crinière rongée par les embruns salés, telles des sentinelles accroupies protégeant d'une patte griffue le blason des Cornfield. La voiture remonta une allée sablée, entre massifs de fleurs et frais gazon, puis s'arrêta au pied d'un large escalier qui donnait accès à la galerie sur laquelle ouvraient les appartements.
– Nous sommes arrivés. Je vous abandonne aux soins de lord Simon, dit Carver.
– Vous ne m'accompagnez pas ? s'étonna Charles.
Pibia, l'intendant entrevu à l'arrivée du Phoenix , descendait l'escalier à la rencontre du visiteur.
– Non. J'ai beaucoup à faire. Et puis, je suppose que Cornfield préfère vous voir seul, la première fois. Quand Timbo aura déposé vos bagages, il reviendra vous attendre pour vous conduire chez moi.
Un peu décontenancé, Charles quittait le brett quand le major le rappela.
– N'oubliez pas de remettre à mon ami Simon le message de sa fille. Le contenu de cette lettre atténuera peut-être la contrariété… et même le chagrin que lui a causés celle de sa sœur, lady Mary Ann Gordon, ajouta gravement Carver avant de faire tourner bride.
6.
Charles Desteyrac fut accueilli au pied de l'escalier du manoir, avec toutes les marques de respect souhaitables, par Pibia, qui l'invita aussitôt à gravir les marches.
– Monsieur va venir dans un instant. Il vous demande d'attendre sur la galerie, s'il vous plaît, dit le métis en désignant un fauteuil de rotin avant de disparaître dans la maison.
Dès que Simon Leonard, quatrième baronet Cornfield, parut, Charles Desteyrac comprit qu'il se trouvait en présence d'un autocrate. Bien qu'il eût voulu s'en défendre, il fut impressionné par la prestance et le maintien du maître de l'île, droit comme un mât, menton tendu, démarche martiale. Il émanait de cette personne une assurance et une rigidité dont Charles subodora qu'elles n'étaient pas qu'attitudes physiques, mais témoignaient d'une autorité aussi naturelle qu'atavique. De grande taille, solidement charpenté, visage hâlé, beaux traits équilibrés, nez en bec d'aigle, œil sévère, moustache drue, épaisse, strictement taillée, chevelure grisonnante, ondulée et partagée sur le côté droit de la tête par une raie nette, ce seigneur des tropiques apparut au Français comme la vivante caricature d'un descendant des vieilles familles anglaises depuis longtemps engagées, par goût, par raison ou par intérêt dans les entreprises coloniales. D'après le major Carver, Simon Cornfield, à sa sortie d'Eton, avait suivi pendant un an les cours du collège de Haileybury, fondé par la Compagnie des Indes, en 1806, dans le Hertfordshire, pour former des administrateurs coloniaux. Il ne faisait nul doute que ce gentleman – Rosalie l'eût qualifié de « très bel homme » – devait être pareillement à l'aise, à Londres, dans un bureau du Colonial Office, un club de Pall Mall ou un salon de Mayfair. Pour l'heure, sa tenue vestimentaire ne correspondait
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