Le Pont de Buena Vista
seule note exotique du décor. Malcolm avait à portée de main une carafe de jus d'ananas placée dans un seau plein de glace pilée.
– J'attends avec impatience qu'on m'ôte ces attelles, dit-il, désignant sa jambe enfermée dans la gouttière confectionnée à bord du Phoenix .
– Il faut être patient. Que dit le médecin ?
– J'ai reçu la visite de celui de mon oncle, le docteur González, un Hispano-Cubain formé aux États-Unis et tout à fait aimable. Le contraire de la brute qui m'a soigné sur le bateau et qui, dès le débarquement, m'a oublié, pesta Murray.
En entrant dans la pièce, Charles avait humé un parfum qui lui rappelait bizarrement l'odeur de la chapelle du collège, les jours de célébrations pompeuses.
– Je fais brûler de l'encens pour couvrir les relents du crottin, car les chevaux sont de l'autre côté du mur. Je les entends parfois piaffer, expliqua Murray, remarquant le reniflement discret de son visiteur.
– En tout cas, cette fragance est des plus subtile, autrement grisante que l'encens liturgique ! plaisanta Charles.
– Carver m'a fait porter brûle-parfum et cônes d'encens par Poko, l'inquiétant personnage qui lui sert de majordome. Ce produit viendrait d'un temple hindou. Bien que fabriqué pour les maharajas par des moines, il n'a rien de sacré. Il serait plutôt aphrodisiaque, m'a dit le sikh avec un sourire satanique.
– Propriété intéressante, ironisa Charles.
– Mais bien inutile dans un pays où les femmes abordables semblent plus rares que les moustiques, dit Malcolm.
– Votre oncle vous a donc mieux accueilli que vous ne craigniez ? risqua Desteyrac.
– À mon grand étonnement, il m'a serré dans ses bras avec émotion. Il entend me loger au manoir dès que je pourrai monter un escalier. Il m'a même assuré que je disposerai de sa bibliothèque. « Bien que tu ne sois mon neveu que par raccroc – curieuse expression française, je présume –, tu es ici chez toi », a-t-il dit avant de me promettre d'écrire à mon père pour l'inviter à plus d'indulgence. J'ai donc bon espoir de rentrer en Angleterre dans quelques semaines, dès que je serai redevenu parfaitement ingambe, rapporta Malcolm.
– Que de bonnes nouvelles, en somme ! Pas de quoi succomber à la désolation exprimée dans votre invitation, dit Charles.
– Certes, encore que mon cher oncle « par raccroc », en qui je n'ai pas entière confiance, m'ait fait remarquer qu'un séjour à Soledad, où l'on mène une vie saine et naturelle, loin des turpitudes londoniennes, ne peut que me faire grand bien et me donner le temps de réfléchir à mon avenir, compléta Murray.
– N'est-ce pas la sagesse, Malcolm ?
– De son point de vue, sans doute, car il m'a longuement questionné sur la façon de vivre d'Ottilia, qu'il se promet de corriger dès qu'il en aura l'occasion. Et c'est de là que vient ma désolation. Je dois vous dire à ce propos – car vous êtes bien mon seul ami sur cette île, un ami compréhensif, vous l'avez prouvé – que j'ai commis une indiscrétion indigne d'un gentleman.
– Mon Dieu !
– Oui. Dans sa colère contre sa fille, lord Simon agitait sous mon nez la lettre que lui a fait remettre par Carver sa sœur, l'épouse de Gordon, et qu'il m'a dit avoir cent fois relue « en grinçant des dents ». Nous étions alors sur la galerie du manoir, où ses domestiques m'avaient hissé, quand un lad est venu annoncer que la jument préférée de mon oncle avait mis bas. Lord Simon s'est précipité aux écuries pour voir le poulain et m'a laissé seul avec la lettre, abandonnée sur le siège qu'il venait de quitter. Quand je l'ai vu s'éloigner, je n'ai pu dominer ma curiosité. Comprenez-moi, je trouvais la fureur de ce père disproportionnée par rapport aux extravagances de ma cousine, fredaines auxquelles j'ai souvent participé. Qu'avait pu écrire lady Mary Ann à son frère qui justifiât pareil emportement ? Je voulais savoir. Je me suis donc emparé de la lettre et j'ai lu ce que cette femme rapporte. De quoi, croyez-moi, mon ami, rendre un père aussi malheureux que furibond. Je fus moi-même atterré par ces révélations. Elles constituent la plus cruelle punition pour l'indiscret que je fus. J'ai honte, honte, trois fois honte pour Otti, que j'aime comme une sœur ! confessa Murray, dont les lèvres trémulaient
Weitere Kostenlose Bücher