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Le Pont de Buena Vista

Le Pont de Buena Vista

Titel: Le Pont de Buena Vista Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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Il accosta avec adresse puis, dans un grand sourire, fit signe à Charles d'embarquer. Tandis que le voilier s'éloignait de Soledad, l'ingénieur comprit que toute conversation avec son convoyeur serait impossible, l'homme étant sourd et muet. Charles admira la défiance de Fish Lady : elle se gardait ainsi de toute indiscrétion, le marin ne pouvant ni entendre les questions que le visiteur aurait eu envie de poser ni y répondre. L'ingénieur constata en souriant que la sœur de Cornfield savait appliquer une variante du proverbe bahamien lu quelques jours plus tôt dans un recueil mis à sa disposition par Tilloy : «  When eye no see, mout' no talk 2 . » Dieu merci, le marin sourd et muet semblait avoir un bon œil de navigateur !
     
    Malgré le revif propre au changement de marée, celui-ci, manœuvrant avec assurance, fit décrire à son bateau une large courbe assez loin du rivage. Pour que le passager ne s'étonnât ni ne s'inquiétât de ce détour, il lui montra du doigt les récifs à demi immergés et lui fit comprendre, par une mimique, qu'il convenait de passer au large du cañon qui séparait les deux îles. À marée montante – c'était le cas –, le courant poussait les bateaux dans la faille où ils pouvaient se briser. Charles convint que la courte traversée entre Soledad et Buena Vista était bien aussi dangereuse que le soutenait lord Simon.
     
    Au bout de l'appontement devant lequel se présentait chaque quinzaine le bateau-poste qui desservait la vingtaine d'îles habitées de l'archipel, une charrette du type wagonnette, dépourvue de dais, attendait le visiteur. Pour n'être ni sourd ni muet, le conducteur, d'aspect aussi rustique que la voiture, se révéla peu loquace. Charles dut se satisfaire d'un bref salut que l'homme lui adressa sans quitter son siège. De part et d'autre du chemin de terre battue qui conduisait à la demeure de lady Lamia, le Français vit surtout des champs de sisal, de blé indien, de patates douces, disséminés sur une lande verdoyante où paissaient des moutons entre des affleurements de rochers. Il fut sensible au contraste entre ces lopins biscornus, cultivés de façon anarchique, et les champs d'une géométrie concertée exploités sur Soledad.
     
    Sur l'îlot, personne ne s'était soucié d'aligner les palmiers au long des chemins. Aussi s'élevaient-ils ici et là, et les îliens les abattaient quand ils devenaient gênants. Dans les bosquets se côtoyaient toutes les essences rassemblées par le hasard des germinations. Cette autonomie de la nature, loin de nuire à l'harmonie du paysage, lui conférait au contraire un charme bucolique dont la mise en ordre coloniale avait privé Soledad. Bien que Carver et Tilloy eussent insisté sur la volonté de lady Lamia de maintenir sur son domaine toutes les conditions de la vie primitive des Lucayens, Charles constata que ces derniers n'habitaient pas, comme les Taino du dernier village arawak de Soledad, des cases aux murs de bambou et toits de palmes. Ici les Indiens, les Noirs, les mulâtres occupaient de petites maisons couvertes de tuiles de bois. Pour jointoyer les blocs de calcaire corallien, parfois grossièrement équarris, qui constituaient les murs de ces habitations basses, capables de résister aux ouragans, les gens de Buena Vista fabriquaient un mortier à base de sable et d'une chaux obtenue en brûlant, dans des fours creusés dans le roc, du corail broyé avec des coquilles de conques.
     
    Quand la wagonnette s'arrêta devant une grande bâtisse de pierre taillée, flanquée de deux ailes, pourvue d'un étage et d'une galerie ouverte sur une terrasse dallée, la sœur de lord Simon vint au-devant du visiteur. À distance, Charles n'avait pu distinguer les traits de la maîtresse de Buena Vista. Au premier regard, il fut séduit par l'apparence de cette femme. Elle approcha d'une démarche féline et tendit deux mains aux longs doigts fuselés que Charles serra en s'inclinant.
     
    – Soyez le bienvenu, Monsieur l'Ingénieur, dit-elle dans un français teinté d'un léger accent anglais.
     
    Une bouche large aux lèvres charnues, épanouie par un sourire qui découvrait une denture dont la blancheur paraissait avivée par le contraste de la peau cuivrée, un nez fin et busqué, des joues creuses aux pommettes saillantes, de grands yeux fendus en amande dont l'iris, diamant noir sous l'arc allongé des sourcils, fixaient Charles avec une troublante intensité : tout

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