Le Pont de Buena Vista
gravité.
– Je crois comprendre qu'il me faudra renoncer à imaginer et à construire un pont qui n'aurait pas eu, étant donné le site, son pareil au monde. Bien qu'il en coûte à l'ingénieur des Ponts et Chaussées que je suis d'abandonner une entreprise aussi originale, déçu, je quitterai Soledad, dit-il.
Abandonnant son siège, il ramassa son chapeau et donna à ces gestes valeur de prémices d'un départ annoncé. D'une main vive, Lamia le retint par la manche et l'invita à se rasseoir.
– À votre tour, monsieur, vous m'enfermez dans une alternative embarrassante. Ou j'accepte le pont, mon frère triomphe et vous faites la démonstration de vos talents d'ingénieur ; ou je m'oppose à la construction, j'entre en conflit ouvert avec mon frère et je nuis à votre carrière, dit-elle, acceptant le jeu où Desteyrac voulait l'entraîner.
– Je respecterai votre choix et ne vous en tiendrai pas rigueur s'il m'est défavorable, dit Charles, jouant avec son panama.
Lady Lamia s'amusait de ce marivaudage inattendu. Il lui rappelait l'heureux temps où, jeune et belle, elle inspirait aux hommes de pareils assauts mondains. Décidément, cet ingénieur lui plaisait. Elle devinait en lui force de caractère, intelligence vive, élégance de mœurs, réalisme courageux. Il promettait de surcroît une relation enrichissante sur ces îles où elle n'avait pour interlocuteurs que des indigènes sans instruction et des colons uniquement préoccupés d'agriculture, d'élevage et de commerce. Très habilement, Charles Ambroise Desteyrac, usant d'un charme viril, lui rappelait sa propre féminité, éveillait ses scrupules, reconnaissait son autorité et lui attribuait une responsabilité majeure. Du coup, le refus ou l'acceptation du pont dépassait la simple matérialité d'un ouvrage d'art pour atteindre au choix allégorique.
– Faites votre pont, Monsieur l'Ingénieur, finit-elle par lâcher en retirant des mains de Charles le panama qu'il torturait depuis un moment.
Il lui baisa le bout des doigts, ce qui amena chez la femme un frémissement oublié. Bien que vainqueur, Charles tint à développer les arguments préparés. La sœur de lord Simon les écouta d'une oreille distraite, puisqu'ils devenaient sans portée dès lors qu'elle admettait la construction du pont. Desteyrac voulut cependant connaître les raisons qui, jusque-là, avaient conduit la maîtresse de Buena Vista à refuser une liaison solide entre son île et celle de son frère. Elle expliqua qu'elle avait toujours souhaité protéger les derniers Lucayens de l'influence pernicieuse des Blancs, buveurs d'alcool, fornicateurs impénitents, âpres au gain, qui traitaient souvent les indigènes comme des serfs, interdisaient leurs pratiques ancestrales ou s'en moquaient. Elle reconnut toutefois que ses efforts pour maintenir cette vie saine et primitive avaient de moins en moins d'effet.
– Nos indigènes se déplacent par la mer. Ils ont des parents et des amis sur Soledad et sur d'autres îles où les colons ont importé, avec le confort et l'hygiène, un mode de vie plus facile. Quand nous allons à Nassau, une fois par mois, vendre nos éponges, les garçons vont acheter des montres, des couteaux, des ceintures, des chemises, et les filles des robes, des chapeaux et même de la poudre de riz ! Au retour, ils racontent ce qu'ils ont vu et entendu, et j'ai bien du mal à leur faire admettre, ensuite, que la vraie vie est ici et qu'il est mieux d'imiter leurs aïeux que les Blancs de Nassau, confessa-t-elle.
– Ainsi, le pont perd beaucoup de son importance en tant que chemin interdit vers la civilisation corrompue ! ironisa Charles.
– J'ose espérer que mes gens seront nombreux à ne pas le passer, surtout si vous faites en sorte que je puisse maintenir sur Buena Vista cette oasis de vie primitive pour ceux qui voudront continuer à la partager, répondit Lamia.
– Lord Simon, qui redoutait votre opposition, sera heureux de la savoir levée. Cela me permettra de lui conseiller de limiter l'usage du pont entre Soledad et Buena Vista, sinon à ses seuls déplacements, du moins à ceux des gens qui auraient motif de se rendre d'une île l'autre et, naturellement, en cas de catastrophe.
– J'ose espérer, en revanche, que vous le franchirez souvent pour venir me voir. En attendant, nous allons passer à table. On m'a livré ce matin de belles langoustes, dit
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