Le Pont de Buena Vista
conférait au visage de Lamia, surmonté d'une opulente chevelure gris acier, une beauté fascinante et farouche.
Elle ne fut pas sans remarquer l'effet produit.
Elle savait que le Français était là pour la convaincre de l'utilité d'un pont qu'elle ne souhaitait pas voir construire. Charles, quant à lui, était bien décidé à ne rien dissimuler des volontés de lord Simon.
Il suivit son hôtesse dans la maison, où régnait une agréable fraîcheur. Le décor n'avait rien de la rusticité des premiers abris coloniaux. Meubles, sièges et tableaux révélaient le sens raffiné du confort et les goûts très aristocratiques de la maîtresse de maison. « La substance de la vie primitive ne franchit pas le seuil de Fish Lady », se dit l'ingénieur en acceptant avec un sourire le fauteuil que lui désignait lady Lamia. Nullement pressée d'en venir à l'objet de la visite de Desteyrac, elle claqua des doigts pour faire apparaître une domestique noire qui portait, sur un plateau de bois, des jus de fruits colorés.
– Ainsi, vous venez de Paris. Ville accueillante, d'une riche vie intellectuelle et artistique. Je l'ai habitée dans ma jeunesse, quand j'étais pensionnaire chez les Dames ursulines. Ce sont elles qui m'ont appris le français, que j'ai, hélas, peu l'occasion de pratiquer ici, d'où des impropriétés de langage que vous me pardonnerez.
Charles protesta qu'il ne trouvait rien à redire à la façon de s'exprimer de son hôtesse, et qu'il appréciait qu'elle usât du français pour le mettre à l'aise.
Après les considérations d'usage sur les îles, leur climat idyllique, les qualités et défauts des indigènes, Desteyrac, bien que sous le charme de son hôtesse, décida d'en venir au pont en usant de la dialectique qu'il avait choisi d'adopter. L'œil mi-clos, Lamia écouta l'ingénieur définir la mission dont il était investi. Il commençait à développer les arguments susceptibles de justifier la construction d'un pont, quand elle l'interrompit :
– C'est mon frère, bien sûr, qui vous a chargé de venir me voir pour démontrer la nécessité d'un ouvrage solide qui permettrait une communication sûre et permanente entre nos deux domaines. Je connais tous ses arguments et je n'imagine pas qu'il en ait trouvé de nouveaux depuis la destruction du dernier pont par une tempête, ainsi que je l'avais prévu. N'est-ce pas ?
– Sachez, madame, que je suis venu de mon propre chef. Lord Simon ignore tout de ma démarche, qu'il n'eût sans doute pas approuvée, répondit Charles avec assurance.
Lady Lamia parut surprise.
– Alors je dois seulement voir dans votre démarche spontanée une illustration de la courtoisie française ? fit-elle, franchement moqueuse.
– Peut-être est-elle inutile, madame, car vous savez aussi bien que moi qu'étant, comme il me l'a rappelé à plusieurs reprises, propriétaire de Soledad aussi bien que de Buena Vista, votre frère se passera de votre acceptation et imposera les travaux. En les refusant, vous m'enfermeriez dans une alternative délicate : construire le pont et vous déplaire, ou renoncer à un chantier exceptionnel et prendre le premier bateau pour la France, exposa Charles avec une feinte amertume.
– Et que déciderez-vous si mon frère veut user de la force, ce dont il est capable, pour obtenir la construction d'un ouvrage que j'estime inutile ? s'enquit lady Lamia.
– Avant de vous connaître, j'aurais obéi sans hésitation à lord Simon, mais je vous ai rencontrée et ne puis envisager, madame, de violer votre domaine et de prendre appui sur Buena Vista sans votre permission.
Le propos de Charles prenant valeur d'engagement, un haussement de sourcils traduisit l'étonnement satisfait de lady Lamia. Elle prit un long temps de réflexion, invita Charles à goûter le breuvage glacé servi dans de beaux verres, but elle-même à petites gorgées tout en posant sur l'ingénieur le regard circonspect de celle qui doute de la sincérité de son interlocuteur. L'examen dut être favorable, car elle sourit et son regard devint velours. Ce Français grand et fort, au visage maigre, au regard clair, assuré, galant mais assez habile pour conduire le débat à son gré, l'intéressait. Et puis, il la traitait en femme, ce qui ne lui arrivait plus.
Comme le silence se prolongeait, Charles, décidé à jouer à fond le jeu de la séduction, reprit la parole avec
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