Le Pont de Buena Vista
son siège.
– Je dois donner des ordres à mon intendant avant qu'il ne rentre chez lui. Je vous prie d'excuser une brève absence, dit-il en quittant la pièce.
Les échos d'une conversation parvinrent jusqu'à Charles par la porte restée entrouverte. S'il ne put comprendre le sujet de l'entretien entre Cornfield et son intendant, il perçut clairement quelques phrases du lord lancées avec autorité : « Dites à ces lascars qu'ils ne perdent pas de temps à faire des trous inutiles ! J'exige qu'ils commencent à s'organiser pour accomplir le travail prévu. Et puis, dites-leur bien que je ne veux pas les voir vagabonder dans l'île et bavarder avec les uns et les autres. Qu'ils restent là où ils doivent se tenir ! » Desteyrac imagina aussitôt que les lascars en question devaient être les puisatiers dont il s'était entretenu avec Mark Tilloy.
Seul dans le salon, l'ingénieur eut tout loisir d'admirer les tableaux suspendus aux murs. Quand son hôte, apaisé, souriant et même empressé le rejoignit, il trouva le Français debout, mains au dos, examinant le portrait grandeur nature d'une femme vêtue d'une ample robe de soie bleue. Épaules nues et décolleté profond, elle n'arborait pour toute parure qu'un collier de grosses perles et, à l'échancrure du corsage, une agrafe ornée d'un énorme saphir. Accoudée à une sellette, elle appuyait sur le revers de la main un long et fin visage embrasé par des yeux clairs.
– Ah ! Vous la trouvez belle, n'est-ce pas ? Charles II l'a trouvée lui aussi à son goût, dit Cornfield, désignant le portrait du roi, pendant de celui de la dame.
– Je la vois encore plus mélancolique que pensive. Qui est-elle ? demanda Charles.
– Lady Castlemaine, née Barbara Villers, épouse d'un obscur Irlandais nommé Palmer, devenue duchesse de Cleveland par faveur de notre roi si libertin. Elle influença, et pas toujours de façon bénéfique, le destin de Charles et lui donna deux enfants. Quand la passion de son royal amant s'émoussa, elle se fit entremetteuse pour lui assurer de la chair fraîche. Parmi les dames dont elle encouragea les assiduités a d'ailleurs figuré une Française, Mlle Louise de Kéroualle, une Brestoise que le roi fit duchesse de Portsmouth. On a beaucoup dit que cette Bretonne servait les intérêts de la France jusque dans le lit royal, précisa lord Simon avec un sourire malicieux.
– Certaines étrangères, favorites de nos rois, n'agissaient pas autrement, constata Charles.
– Au risque de scandaliser ceux qui estiment que j'aurais dû suspendre près du portrait de l'avant-dernier des Stuarts celui de son épouse légitime, peu attrayante et stérile, la reine Catherine, sœur d'Alphonse de Portugal, j'ai préféré laisser Charles en compagnie de sa maîtresse préférée.
– Il avait fière allure, votre Charles II dont je porte le prénom ! dit Desteyrac, se déplaçant devant le portrait du monarque en habit de cour.
– Charles est un beau nom, monsieur. Votre mère a fait un bon choix. À notre roi on reconnaissait de gracieuses manières, un physique agréable, des qualités intellectuelles et du cœur, mais son indolence, son goût immodéré des plaisirs, des femmes surtout, et aussi une rouerie que lui imposèrent les intrigues, masquent dans le souvenir de mes compatriotes ses qualités évidentes. Son règne de vingt-cinq années, entre 1660 et 1685, inaugura pour l'Angleterre une période de prospérité : une amélioration de la législation, le développement du commerce maritime et colonial, les embellissements de Londres, l'évolution des arts et des sciences datent de cette époque. Et puis, monsieur Desteyrac, il confirma le droit de coloniser « toute la partie de la Virginie qui descend au sud, depuis le 36e degré de latitude nord jusqu'à la Floride » – que son père, Charles I er , le roi décapité en 1649, avait accordé en 1630 à Robert Heath, attorney général d'Angleterre.
– N'est-ce pas la meilleure raison d'honorer sa mémoire dans ce salon, en compagnie de la belle lady Castlemaine ? avança Charles.
Lord Simon ne releva pas le léger persiflage et attira son visiteur devant un autre portrait, celui d'un militaire bedonnant, au visage lourd, portant perruque brune et jabot de dentelle. Fines moustaches, long nez, bouche gourmande, fossette au menton, le buste barré par le ruban du très noble ordre de la
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