Le Pont de Buena Vista
Jarretière, il tenait en main un bâton de commandement.
– À celui-ci les Cornfield doivent au moins autant qu'aux Stuarts. Voici le duc d'Albemarle, grand écuyer, lieutenant général des armées, comte de Torrington, baron de Potheridge et autres lieux, autrement dit le général George Monk, un vaillant soldat.
– Il a fière allure, concéda Charles.
– Après avoir servi Cromwell et les républicains, Monk se ravisa judicieusement et rendit l'Angleterre à la monarchie en ramenant Charles II sur le trône dont les Têtes rondes l'avaient chassé. Plus que tous ceux qui vécurent la révolution et la guerre civile, cet homme était habile à servir sa fortune en aidant le parti au pouvoir, tout en entretenant de bonnes mais discrètes relations avec celui qui pourrait un jour y accéder. Cela, sans se découvrir prématurément, mais sans attendre non plus que l'on pût se passer de ses services, dit Cornfield, malicieux.
– L'instant de trahir conditionne souvent le profit de la trahison. C'est ce qu'en France nous nommons opportunisme, observa Charles.
– Certes. Mais l'opportunisme est un art difficile. Pour l'exercer bien et avec profit, il faut être intelligent et ne pas s'encombrer de scrupules ordinaires. Il faut être souple en ayant l'air ferme, courageux à bon escient, se faire du jour au lendemain l'homme lige de l'ennemi de la veille et lui abandonner sans états d'âme ceux de vos amis qui l'ont combattu. C'est, hélas, ce que fit Monk au moins une fois dans sa vie, reconnut sans plaisir, mais loyalement, lord Simon.
– Ainsi s'explique la fortune de George Monk ? demanda Charles.
– En partie seulement, car ce militaire, qui avait une bizarre répugnance pour les serments, fut toujours fidèle à l'Angleterre et sut lui rendre le seul gouvernement qui, de tout temps, lui convint. Et puis, on ne doit pas oublier qu'il accomplit la restauration de la monarchie sans verser le sang. Votre François Guizot, qui, avant d'être ministre des Affaires étrangères, fut ambassadeur de France à Londres, a justement défini Monk en écrivant, je me souviens des termes : « Homme capable de grandes choses, quoiqu'il n'eût dans l'âme point de grandeur ; né à la fois pour commander et pour servir ; sensé, patient et hardi ; attaché à son intérêt, mais dévoué aussi, dans toute grande circonstance, à son devoir de soldat et d'Anglais 1 », cita lord Simon.
– Je fais confiance au jugement de Guizot, mais cela n'explique pas que votre famille soit, comme vous le disiez tout à l'heure, redevable à cet homme, rappela Desteyrac en désignant le portrait.
– Parmi les faveurs que Monk reçut de Charles II, dont une dotation perpétuelle de sept mille livres de revenus pris sur les domaines de la Couronne, un siège au Conseil et le titre de grand écuyer, figura aussi, dans la charte du 24 mars 1663, sa désignation parmi les huit lords propriétaires de la Caroline, et, en 1667, des Lucayes, qu'on appelle maintenant Bahamas. Naturellement, cet homme, qui avait pensé un moment fonder une colonie anglaise à Madagascar, ne mit jamais le pied en Amérique. Il délégua sur place, dans la Caroline, à Charles Town 2 , pour le représenter et défendre ses intérêts, un habile filateur de Manchester et éminent juriste, mon ancêtre, James Edward Cornfield, dont le père avait rendu quelques services financiers à celui de George, sir Thomas Monk, alors que la fortune de ce dernier était en grand désordre. Les Cornfield père et fils avaient vu juste en pensant que Monk trahirait les républicains et faciliterait le retour de Charles II. Prévoyant le succès, qu'en bons industriels ils appelaient de leurs vœux, ils prêtèrent au général Monk, qui piaffait en Écosse, de quoi payer son armée pour la décider à marcher sur Londres en 1659. Quand Monk eut remis Charles II sur le trône, les Cornfield lui rappelèrent les services rendus. C'est alors que, sans avoir à débourser une livre qu'il ne possédait pas, Monk, devenu duc d'Albemarle, offrit à James Edward, qui rêvait d'Amérique, la sinécure d'intendant de ses terres en Caroline. En 1667, trois ans avant de mourir, Monk, reconnaissant, lui fit attribuer en toute propriété cette île de Soledad dont il se souciait comme d'une guigne, étant depuis 1664 en charge de l'amirauté pour conduire la guerre contre les Provinces-Unies. Mais cela nous entraînerait
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