Le Pont de Buena Vista
lanterne. Un verre de whisky en main, l'ingénieur écouta avec ravissement le maître de l'île interpréter, avec l'assurance et la sensibilité d'un organiste chevronné, une fugue de Bach. Cette musique lui rappela les cérémonies religieuses organisées les jours de fête dans la chapelle du collège, quand un jésuite musicien jouait le grand orgue de Cavaillé-Coll. Il était près de minuit quand lord Simon reconduisit l'ingénieur jusqu'à la galerie.
– N'hésitez surtout pas à me faire connaître vos besoins, non seulement pour l'avancement de vos travaux, mais aussi pour vous-même. Et retenez ceci : je m'efforcerai d'avoir désormais plus de considération pour ma sœur… mais ne le lui dites pas ! Bonne nuit, monsieur Desteyrac. Vous serez toujours le bienvenu à Cornfield Manor, dit Simon en ponctuant son propos d'une tape amicale sur l'épaule de Charles.
Ce dîner, sa prolongation musicale, la conversation de lord Simon, l'ambiance du manoir avaient permis à Desteyrac de se faire une idée plus complète et plus exacte de la personnalité du maître de l'île.
Lord Simon manifestait une franche et entière dévotion à la propriété, « fondement de toute société », avait-il dit. Découlait de cette foi ce qui pouvait passer pour une soif inextinguible de possession. En fait, Charles avait cru comprendre que lord Simon jouissait plus de la conscience de posséder que de la possession elle-même. Domaines, exploitations agricoles, élevages, filatures, carrières, auxquels s'ajoutaient des participations financières dans des flottes de commerce, des fabriques de rails et de locomotives, des banques, à Boston et à New York, tout ce qui procurait bénéfices, arrérages, rentes ou dividendes affriolait Simon Leonard. Cette attitude conquérante ne semblait pas dictée par la passion harpagonesque de l'or, mais plutôt par la volonté d'accroître sans cesse ce qu'il nommait, avec un peu d'emphase, l'empire Cornfield. Un empire dont Soledad était la capitale et le centre de décision. Car, grâce au bateau-poste qui, tous les quinze jours, apportait le courrier de New York et donc d'Europe, via Nassau, Cornfield entretenait une correspondance abondante et suivie avec ses fondés de pouvoir en Angleterre et aux États-Unis.
L'appétit raffiné du lord pour la bonne chère, son choix des grands crus, son sens du confort domestique, son goût pour l'argenterie ancienne, les porcelaines précieuses, l'intérêt qu'il portait aux arts, à la musique d'orgue surtout, prouvaient qu'il n'avait rien du thésauriseur vulgaire. Lord Simon dépensait facilement, assuré qu'il était de pouvoir satisfaire ses désirs avec le seul fruit de ses revenus. Cette opulence princière lui avait valu, de la part des indigènes, le titre de seigneur des îles, puisque dans l'archipel aucun propriétaire, fût-il plus titré que lui, ne pouvait faire état d'une fortune comparable à la sienne. À Londres, pour les banquiers de la City, il était le lord des Bahamas, celui à qui l'on s'adressait quand il s'agissait d'affaires à traiter dans les West Indies.
Comme Carver l'avait laissé entendre à Desteyrac, lord Simon tenait par-dessus tout au cloisonnement social qui, dans l'archipel, revêtait une importance particulière. Aux Bahamas, la notion de classes n'avait cours qu'entre Blancs, race minoritaire mais dominante, tandis que l'ensemble de la population indigène restait soumise à la notion de castes, les métis ayant le pas sur les Indiens et les Noirs. Les premiers Cornfield avaient eu affaire aux seuls Lucayens métissés et à des aventuriers blancs, gens de sac et de corde, déchets sociaux dont les nations policées se délestaient dans les colonies. Aussi s'étaient-ils employés, dès le XVIII e siècle, à fixer les rapports entre colons et colonisés, à édicter une étiquette rigoureuse à l'usage des propriétaires. Le passé colonial des Cornfield expliquait donc que Simon Leonard, quatrième lord, maintînt ses distances non seulement avec les Lucayens, ce qui allait de soi pour un Blanc, quelle que fût sa position, mais aussi avec les colons du commun, petits propriétaires, et même avec les descendants fortunés des loyalistes à qui le gouvernement, qui siégeait à Nassau sous l'autorité du gouverneur anglais nommé par le roi d'Angleterre, avait attribué en 1783 des milliers d'acres sur les îles. Avec certains de ces Anglais demeurés fidèles à
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