Le Pont de Buena Vista
loin…, s'interrompit brusquement lord Simon, comme s'il craignait de se laisser aller à trop en dire.
– Voilà pourquoi, après un échange de bons procédés, les Cornfield doivent une certaine reconnaissance au général Monk, constata Charles.
Ils passèrent à la salle à manger, où le repas allait être servi sur une immense table Adam à pieds tripodes, au-dessus de laquelle se balançait un punkah 3 actionné par un jeune Indien. Simon Cornfield désigna, au-dessus de la cheminée, le portrait de Charles I er , « copie du fameux tableau de Van Dyck », précisa-t-il.
– Puisque vous avez la courtoisie de vous intéresser à notre histoire, voici celui à qui, comme vous le savez, Cromwell fit trancher la tête en 1649, escomptant du même coup anéantir la monarchie. C'était compter sans le peuple, qui refusa la république puritaine voulue par les sanguinaires, épilogua Cornfield.
Charles Desteyrac se dit que lord Simon associait volontiers, sans donner de détails, l'histoire de sa famille à celle de l'Angleterre et des colonies d'Amérique. Il estimait sans doute qu'un étranger, engagé pour une tâche précise, ne devait pas en savoir davantage. Avant d'indiquer à son invité la place située face à la sienne, Cornfield fit encore une station devant un buste de marbre posé sur une sellette entre deux fenêtres.
– Je crains que celui-ci ne vous plaise moins, monsieur Desteyrac. Il s'agit de notre cher duc de Wellington.
– Le vainqueur de Napoléon I er , bien sûr ! Waterloo est un triste souvenir pour nous, Français. Mais l'empereur fut battu par un grand soldat, reconnut Charles.
– Je ne veux en rien diminuer la valeur militaire de notre duc de fer, mort il y a quelques mois – j'ai envoyé Carver me représenter à ses obsèques –, mais il eut en juin 1815 la chance avec lui, n'est-ce pas ?
– C'est élégant à vous de présenter les choses ainsi. À Waterloo, la chance a en effet changé de camp. Mais ne va-t-elle pas toujours à ceux qui savent s'en faire une alliée ?
– Certes, monsieur Desteyrac.
– Le Bonaparte de Waterloo n'était plus celui d'Austerlitz. Sinon, il n'y aurait pas eu, la veille de la bataille, des ordres égarés, des retards, des incompréhensions et même des trahisons. Mais à quoi bon revenir sur ce combat ? Il a mis fin à des tueries que les Anglais, comme les Français, souhaitent certainement ne pas revivre, dit Charles en s'asseyant devant porcelaines, cristaux et couverts de vermeil.
– Que la paix soit établie solidement et pour longtemps entre nos deux pays ! dit Cornfield, levant son verre empli d'un vin couleur paille.
– Somerset riesling sylvaner, annonça le sommelier à l'oreille de Charles.
Cornfield, fin connaisseur, sachant que son vin d'entrée ne pouvait être comparé au chablis ou au meursault, crut bon de préciser qu'il s'agissait d'un vignoble du Somerset, issu de celui planté par les moines de Glastonbury au XIII e siècle et mis en bouteille au manoir de Piltont, propriété d'un de ses amis.
– Ce vin, au contraire de beaucoup d'autres, voyage bien. Il a le pied marin ! dit le lord en riant.
– Pas étonnant, puisqu'il est anglais ! répliqua Charles, étonné de voir associer deux cépages alsaciens dans un même vin.
Au cours du repas, ensuite arrosé de vin de Bordeaux et dont une selle d'agneau constitua le plat de résistance, Charles Desteyrac eut l'heureuse surprise de découvrir un Cornfield bien différent de l'aristocrate arrogant entrevu le premier jour, et du coléreux de l'heure précédente. Toutes les questions qu'il posa furent honorées de réponses courtoises et détaillées. Façon de montrer la confiance que le seigneur de l'île, sans doute catéchisé par Edward Carver et satisfait de l'acceptation de sa sœur, décidait d'accorder à l'ingénieur.
Le dîner achevé, alors que le maître d'hôtel se préparait à servir les alcools, Simon Leonard, comme pour manifester, d'une manière plus intime encore, l'adoption de Charles Desteyrac, prit son invité par le bras et le conduisit au salon de musique. Non sans étonnement, Charles découvrit, adossé à une cloison, un orgue de belle taille, à multiples tuyaux d'étain.
Lord Simon s'assit devant la console de l'instrument. Le jeune Indien qui, durant le repas, avait périodiquement manœuvré le punkah actionna la soufflerie à
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