Le Pont de Buena Vista
composaient avec les membrures un carré parfait, Charles fit observer que l'on pourrait fort bien fixer, au croisement des contrefiches, le blason des Cornfield, et conférer ainsi à l'ouvrage une irréfutable personnalité.
Le major se déclara aussitôt séduit. D'abord parce que le pont serait à l'abri de l'affrontement des vagues qui avait détruit ses prédécesseurs, ensuite parce que, plus proche de la résidence de Simon, et donc plus éloigné de celle de Lamia, son débouché sur Buena Vista permettrait à un frère et à une sœur qui, depuis vingt ans, n'avaient jamais partagé le moindre dîner, de ne pas se rencontrer.
– C'est la solution qui s'impose si l'on veut disposer d'un ouvrage à l'épreuve des ouragans, et d'usage assuré par tous les temps, conclut Charles.
– Je suis certain de l'accord de Simon. En plus, votre idée du blason va le combler. Mais il vous faudra convaincre notre Fish Lady ! Je crains qu'elle ne s'oppose à un ouvrage métallique aussi monumental. Tout ce qui, de près ou de loin, a un aspect industriel la rebute.
– Peut-être vais-je commencer par elle…, suggéra l'ingénieur.
– N'en faites rien, mon ami. Simon prendrait cette préséance accordée à Lamia pour un crime de lèse-majesté. Non, commencez par Simon, qui m'entretient tous les jours de ce sacré pont. Je dîne avec lui ce soir. Je lui parlerai. L'heure du porto d'après-dîner le trouve toujours d'humeur accommodante. Restez chez vous. Si l'affaire se présente bien, comme je le pense, je vous enverrai chercher, et vous viendrez exposer vous-même votre projet.
Charles Desteyrac regagna son bungalow, un peu agacé par ces susceptibilités, conséquences de la rivalité pathologique entre un frère et une sœur qui vivaient séparés, mais proches l'un de l'autre, sur un territoire si peu étendu. Ces atermoiements oiseux lui paraissaient indignes de gens sensés. Il subodorait que les disputes et algarades, si fréquentes entre Lamia et Simon, avaient dû prendre, au fil des ans, un caractère ludique. Les distractions acceptables par les derniers Cornfield, aristocrates soucieux de tenir leur rang, étant rares dans les îles, la construction du pont constituait pour eux un enjeu qu'ils disputaient avec autant d'acharnement qu'une partie de poker. Le projet de l'ingénieur était ainsi devenu l'objet d'une compétition dont le major, espérait Charles, resterait l'arbitre.
Rue des Saints-Pères, le professeur d'hydrologie, mentor de Desteyrac, apprenant l'engagement de son élève par le richissime Anglais, propriétaire d'une île de rêve, l'avait mis en garde : « Tout projet scientifiquement conçu, étudié et proposé par un ingénieur des Ponts sera discuté, parfois remis en cause, voire carrément rejeté par un commanditaire incapable d'en apprécier le bien-fondé et l'art, qu'il soit ministre, maire d'une commune, gérant d'une administration ou président d'une compagnie de chemins de fer. Souvenez-vous des déceptions essuyées par ce pauvre Thomas Paine », avait épilogué le maître.
Maintenant, Charles se souvenait de cet Anglais émigré en Amérique en 1774, tour à tour fabricant de corsets, instituteur, marchand de tabac, collecteur d'impôts, mais surtout auteur de la fameuse brochure Common Sense , véritable détonateur de la révolution qui allait conduire les colonies anglaises d'Amérique à l'indépendance. Thomas Paine passait aussi pour l'inventeur du pont métallique. En réalité, chargé de mission par le Congrès américain pour solliciter des autorités françaises un prêt d'argent, Paine avait dû voir à Paris, en 1781, la maquette d'un pont de fer à une seule arche, imaginé par Armand-Vincent de Montpetit 1 , un Bourguignon à la fois peintre et mécanicien. Rentré aux États-Unis, Paine, déjà inventeur d'une machine à filer et d'une moissonneuse, avait conçu un pont de fer d'une portée de cent trente mètres pour enjamber la rivière Schuylkill, près de Philadelphie. En 1786, il avait présenté au Conseil de Pennsylvanie, puis exposé dans le jardin de son ami Benjamin Franklin, une maquette de ce pont qui comptait treize arceaux, symboles des treize États de la jeune Union. Le projet, qui exigeait cinq cent vingt tonnes de fer, ayant été rejeté par l'assemblée, Thomas Paine s'était embarqué pour la France en 1787, emportant dans ses bagages l'encombrante maquette du pont, longue de quatre
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