Le Pont des soupirs
agrée.
– Soyez le bienvenu à ma table et dans ma tente, dit alors le Grand-Diable. J’ai connu Candiano ; c’était un homme trop bon et qui connaissait mal le moyen de gouverner en paix ; mais enfin, c’était un homme qui dans l’occasion savait rendre service, et je m’en trouvais bien, il y a quelque dix ans. Que son fils soit donc le bienvenu parmi nous… »
En disant ces mots, Jean de Médicis désigna à Roland une place près de lui. Roland s’assit et choqua contre le verre du Grand-Diable le verre qu’on venait de remplir devant lui. Cet acte de politesse accompli, il ne toucha ni aux mets ni aux vins.
Les rires et les conversations bruyantes fusaient de nouveau et emplissaient de tumulte la vaste tente. Jean de Médicis examinait à la dérobée son invité, et admirait sa mâle beauté, la force et la souplesse qui paraissaient évidentes à chacun de ses mouvements.
« S’il compte sûr moi pour l’aider à reprendre la couronne du vieux Candiano, il se trompe fort, songeait-il. Par tous les diables, Foscari est un rude jouteur et je ne me soucie pas de l’avoir contre moi. Mais s’il veut accepter de commander une partie de mon armée, j’aurai fait cette nuit une bonne acquisition. »
Tout en monologuant ainsi en lui-même, le Grand-Diable ne laissait pas que d’interroger Roland sur son séjour au fond des puits, sur la manière dont il avait été arrêté, comment il s’était évadé… Roland lui répondait sobrement, en quelques mots.
Mais chacune de ses réponses donnait de lui une plus haute idée. Lorsque le Grand-Diable annonça enfin à ses officiers qu’il était temps de se retirer, il était résolu à faire des propositions à Roland pour prendre du service auprès de lui, et à lui confier un grade important.
Les officiers, les serviteurs, les joueurs de luth se retirèrent avec une rapidité qui prouvait que la discipline relâchée en apparence dans ce camp de la débauche était très puissante en réalité !
« Nous voilà seuls, dit alors le Grand-Diable ; parlez ! Qu’avez-vous à me dire ?… Laissez-moi vous prévenir tout d’abord que je suis empêtré dans des opérations de guerre qui dureront longtemps, s’il plaît au diable, mon patron ; je ne pourrais, donc, à mon regret, tenter pour vous le moindre mouvement du côté de Venise. »
Roland secoua la tête et sourit dédaigneusement.
« Rassurez-vous, dit-il, je fais mes affaires moi-même, et lorsque je rentrerai dans le palais ducal, ce sera parce que je l’aurai voulu, et non parce qu’on m’y aura conduit.
– Par le Ciel ! vous me plaisez ainsi… et je ne vous cache pas que j’ai conçu de vous la plus haute estime, s’il vous agrée de commander sous mes ordres…
– Je n’obéis qu’à moi-même, dit Roland ; mais je vous remercie de l’offre que vous me faites et de la pensée généreuse qui l’inspire.
– Que voulez-vous donc ? » fit Jean de Médicis étonné.
Roland se recueillit un instant.
« Jean de Médicis, dit-il, vous êtes un homme de guerre, et non un homme de diplomatie ; vous êtes redouté parce que vous avez une armée qui vous suit aveuglément et que vos faits d’armes passés donnent la mesure de ce que vous pouvez entreprendre ; mais vous devez rester le grand guerrier que vous êtes ; si vous vous mêlez d’intrigues, vous y perdrez votre prestige.
– Et qui vous dit que je veuille intriguer ?
– C’est là pourtant ce qu’on veut vous proposer.
– Qui cela ?
– Le doge Foscari.
– Ah ! ah ! fit Jean de Médicis qui devint songeur.
– Il y a, reprit Roland, une lutte à mort entre Foscari et moi ; Jean de Médicis, je viens vous demander de demeurer neutre entre nous deux.
– Expliquez-vous, dit froidement le Grand-Diable.
– Foscari a fait subir à mon père un supplice horrible ; Foscari m’a jeté dans les puits de Venise où j’ai passé six ans ; Foscari doit être puni, lui et ses complices… »
Roland prononça ces mots avec un tel accent de haine que Jean de Médicis tressaillit.
« Tous ceux qui aideront nos ennemis seront mes ennemis, continua Roland. J’ai entrepris contre Foscari et ses complices une guerre sans merci. J’y mourrai ou ils mourront, pas de milieu. Or, pendant que dans le port, dans le peuple de Venise, je sape activement la puissance de Foscari, lui songe à se créer des alliés pour de vastes entreprises qui le mettraient, s’il réussissait,
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