Le Pont des soupirs
plus directes de son malheur. Il évoqua fortement la terrible scène de l’aveuglement de son père.
« Il ne s’est rien passé de nouveau, murmura-t-il. Léonore n’existait plus pour moi. Elle n’existe pas davantage maintenant. Mais ce qui existe, c’est l’infernal Foscari ; c’est son ambition ; et si je le laisse faire, l’homme qui a supplicié mon père deviendra le maître de l’Italie… Mais je suis là… et quant aux autres, nous verrons, ensuite ! »
Dès lors, il concentra toute sa force de raisonnement sur la mission qu’il entreprenait : empêcher par tous les moyens, même par la violence, une entente entre le doge Foscari et Jean de Médicis.
Il avait pris ses renseignements.
Et d’ailleurs, les faits et gestes du célèbre capitaine étaient anxieusement suivis ; le bruit de ses démarches et contre-démarches se répandait rapidement dans toute l’Italie.
A ce moment, Jean de Médicis assiégeait la forteresse de Governolo.
Il avait avec lui une armée disparate, gens de sac et de corde, qui professaient pour leur chef une admiration fanatique.
Quelques historiens l’ont appelé un « aimable guerrier ».
Cet « aimable guerrier » était redouté comme un fléau. Il avait relevé avec une sorte d’insolence le titre que lui avaient donné ses soldats et se faisait une gloire de justifier ce sobriquet de
Grand-Diable
qu’il avait accepté.
Il lui arrivait de faire tranquillement passer un ou deux milliers de citoyens au fil de l’épée ; mais il aimait à rire.
Et c’est sans doute en riant qu’il donnait l’ordre de piller et d’incendier les villes qui tombaient en son pouvoir.
Roland arriva la nuit près de Governolo, au camp du Grand-Diable. Jean de Médicis, qui voulait lancer bientôt ses soudards à l’assaut de la place, leur avait accordé une nuit de licence. La joie était au camp, dit Philareste Chasles, et la nuit se passait en fête. Mille et mille cris de : Vive le Grand-Diable
(Eviva il Grand-Diavolo !
) retentissaient de toutes parts.
Il faisait froid. Une bise aigre sifflait à travers les arbres et les tentes. On avait allumé de grands feux. Une joie énorme montait de ce camp où étaient accourues « les beautés faciles » des environs.
Et sous les grands chênes qui, malgré les froids, conservaient en partie leur feuillage épais, à la lumière sombre des torches ou dans l’embrasement rouge des feux, apparaissaient des groupes de soudards qui mangeaient, buvaient, chantaient et enlaçaient des femmes. C’était la débauche qui précède les batailles.
Des jurons, de rauques chansons, des vociférations de joueurs, des hurlements sauvages de soldats se disputant une femme, voilà ce que vit et entendit Roland qui traversa cette cohue de reîtres le cœur soulevé de dégoût.
Il demanda à être conduit auprès du chef.
Le Grand-Diable était sous sa tente, au milieu du camp, entouré de quelques-uns de ses lieutenants préférés. La tente était vaste ; un grand feu brûlait devant l’ouverture, et en avant du feu, douze cavaliers immobiles, l’escopette au poing, montaient la garde. Une grande table avait été dressée. Jean de Médicis et ses officiers y avaient pris place, tandis que des joueurs de luth et de flûtes essayaient vainement de couvrir la voix énorme de la ripaille et de la débauche qui montait du camp dans un grand souffle rauque. Jean de Médicis buvait, mangeait, riait à gorge déployée, et n’eût été son costume, on l’eût pris pour un de ces reîtres que Roland avait aperçus sous les chênes, dans la lueur des brasiers.
Lorsque Roland parut devant lui, il fronça le sourcil :
« Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
– Je viens de Venise, dit Roland, et j’ai à vous parler en secret ! je suis Roland Candiano, fils du doge Candiano, lâchement surpris en pleine fête, et aveuglé dans son palais. »
Un sourd frémissement accueillit ces paroles prononcées d’un ton calme.
L’effrayante histoire des Candiano était connue ; elle était presque passée à l’état de légende de terreur, et quant à la tragique aventure de Roland Candiano, arrêté, jeté dans les puits au moment de ses fiançailles, elle était devenue légende d’amour et de pitié.
« Je croyais, dit Jean de Médicis, que vous étiez en prison ?
– On sort d’une prison, même quand cette prison s’appelle les puits de Venise.
– Vous voulez donc me parler ?
– Si cela vous
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