Le Pont des soupirs
hors de ma portée… Et le premier de ces alliés auxquels il songe, c’est vous, Jean de Médicis…
– Comment le savez-vous ?…
– Foscari vous a envoyé un ambassadeur, un homme que vous connaissez…
– Qui donc ?
–
Pierre Arétin.
– Pietro ! Ce bon Pietro !… Je serai ravi de le revoir…
– Vous ne le reverrez pas ; j’ai saisi Pierre Arétin, j’ai su le secret de l’ambassade dont il était chargé, je l’ai mis en lieu sûr et je viens à sa place.
– Vous avez fait cela, vous !
– Oui, Jean de Médicis, je l’ai fait.
– Et c’est à moi que vous venez le dire ! Parbleu, vous ne manquez pas d’audace, je l’avoue !
– Jean de Médicis, dit Roland, l’audace est ma dernière richesse.
– Et vous dites que vous savez ce que Pierre Arétin était chargé de me dire ?
– Je vais vous répéter les paroles mêmes que l’Arétin devait vous transmettre de la part de Foscari. Seulement je les résume et les dépouille de tous les artifices dont il n’eût pas manqué de les envelopper. Foscari veut s’emparer de l’Italie et en faire un royaume unique. Il vous propose de joindre à votre armée l’armée de Venise augmentée de sa flotte qui servirait à déposer des troupes sur les côtes et à éloigner les étrangers qui voudraient s’opposer à la combinaison [3] . Une fois l’Italie soumise, vous régneriez tous les deux, lui au nord avec Venise ou Milan comme capitale, vous au midi avec Rome ou Naples pour capitale. Voilà le plan dans sa simplicité. Telle est l’alliance que vous propose Foscari. Qu’en pensez-vous ?
– Et si je vous dis ce que j’en pense, vous chargerez-vous de faire tenir ma réponse à Foscari comme vous m’avez apporté ses offres ?
– Sans nul doute, quelle que soit cette réponse. Rien ne m’était plus facile que de vous laisser ignorer les propositions du doge.
– Etonné de mon silence, il m’eût envoyé un autre député.
– Peut-être ! quoi qu’il en soit, je serai aussi loyal au retour que je le suis ici. Vous pouvez donc parler franchement.
– Soit. Le plan de Foscari dans son ensemble me paraît grandiose ; c’est une idée de génie et il serait dommage qu’un homme comme moi n’aidât pas à sa réussite. En principe, donc, j’accepte l’alliance proposée. Voilà ce que vous aurez à dire à Foscari.
– C’est tout ?
– C’est tout pour le moment. Pour une entente définitive, il faut une entrevue entre le doge et moi. Cette entrevue, le lieu, le jour, je les lui indiquerai par un courrier que j’enverrai à Venise. Et ce, dans trois ou quatre jours au plus tard. Dès demain matin, je veux aller étudier le point faible de Governolo et combiner l’assaut qui aura lieu après-demain. Un jour pour le pillage… Puis-je faire partir mon courrier que vous précéderez seulement de trois ou quatre levers de soleil ? »
Le Grand-Diable, en prononçant ces derniers mots, avait pris un ton narquois qui n’échappa pas à Roland. Celui-ci comprit que le terrible guerrier méditait quelque guet-apens. Mais il demeura calme et grave, sans qu’un pli de sa physionomie décelât en lui une inquiétude quelconque.
La proposition de Foscari enthousiasmait, en effet, Jean de Médicis. Il répéta à diverses reprises entre ses dents :
« Superbe !… Idée superbe !… Digne de moi !… »
Cependant ; il s’était renversé sur le dossier de son siège, et, les yeux à demi fermés, il étudiait Roland, d’un regard ironique.
« Ainsi, reprit Roland, vous acceptez ?… Sans réflexion, sans hésitation, du premier coup, vous acceptez ?
– Qu’est-il besoin de tant de réflexion ! s’écria le Grand-Diable. L’idée est superbe, vous dis-je, et je l’accepte.
– Il me reste à vous faire quelques objections.
– Venant d’un homme aussi hardi et aussi mesuré que vous, elles seront les bienvenues, Candiano.
– Voici donc la première, dit Roland toujours aussi calme. Elle vous concerne personnellement. Vous êtes, à mon avis, homme de guerre avant tout. Je crois réellement que la diplomatie vous perdra. Vous pouvez certes, en unissant votre armée et vos efforts à ceux de Foscari, vous emparer de l’Italie, bien que l’entreprise en elle-même comporte plus de difficultés que vous n’en supposez. Milan, Florence, Pise, Mantoue sont des républiques puissantes qui formeront une redoutable ligue. Mais supposons qu’après dix ans et
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