Le porteur de mort
clients. « Frères et soeurs, entonna-t-il d’une voix de stentor, vous qui aimez cette époque et désirez en jouir, pensez à la mort, au Jugement, que notre pièce va vous décrire. »
L’un des ivrognes qu’on venait de relâcher du pilori s’avança en titubant et en beuglant une chanson à boire pour noyer la voix du bonhomme :
Une fois pour ceux qui achètent le vin,
Deux fois à la santé des prisonniers.
Trois fois à celle des filles aux jupons retroussés...
Le meneur de la troupe ne s’indigna pas ; il se contenta d’attendre que l’ivrogne se soit assez rapproché pour lui administrer un coup de poêle à frire sur le crâne à la grande joie de la foule rassemblée.
Le magistrat avait repris pied dans la réalité.
— Allons-y, Ranulf !
Le clerc de la Cire verte avala sa dernière bouchée, enfila ses gantelets, poussa doucement sa monture sur les pavés et emboîta le pas à Corbett dans la cohue, puis le long de la voie sinueuse qui, traversant la ville, menait à la route de la forêt de Mordern. Ils furent d’abord obligés de chevaucher avec prudence en évitant charrettes et traîneaux, chevaux et poneys de bât, ainsi qu’un groupe de fauconniers rentrant de la chasse munis de perches croulant sous le poids des dépouilles ensanglantées de lapin et de cailles. Colporteurs et rétameurs, désireux de se rendre au marché pour gagner leur pain quotidien, se pressaient sur le chemin. Ils étaient suivis d’une bande de pèlerins marchant derrière une bannière arborant un portrait de Thomas Becket dont ils espéraient visiter le tombeau à Cantorbéry. Le tohu-bohu décrut enfin. La vague de capuchons rouille, verts, marron, noirs d’autres voyageurs déferla autour des deux clercs et disparut. Les clameurs moururent. Les effluves de cuisine, de fumée, de sueur et de basse-cour se dissipèrent au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient dans la campagne. Des bosquets et des haies, quelques fermes et appentis et au loin, la ligne sombre de la forêt de Mordern émaillaient le paysage de givre qui s’offrait à leurs yeux.
Capuchons remontés, emmitouflés jusqu’au nez, ils guidaient avec précaution leurs chevaux le long de la route verglacée. Ranulf fut presque soulagé quand ils pénétrèrent enfin dans le sinistre village abandonné. Le clerc principal de la chancellerie de la Cire verte était convaincu que Satan, le Soldat de l’Enfer, ne vivait pas dans des cavernes enfumées léchées par les flammes, mais dans l’étendue blanche de l’hiver éternel. Armé ou non, avec, pour seul compagnon, Corbett qui fredonnait une hymne, Ranulf se méfiait beaucoup de la solitude morose de la campagne, où les corneilles flottaient tels des anges noirs sur les clairières retentissant des bruits inquiétants qui montaient du sous-bois. Ils entrèrent dans le cimetière, serrèrent les rênes, mirent pied à terre et attachèrent leurs montures. Un vent froid gémissait dans les arbres et s’insinuait entre les croix et les stèles délabrées.
— Le repaire des fantômes ! chuchota le magistrat.
Ils se dirigèrent vers le bûcher funéraire qui n’était plus qu’un tas de charbon de bois et une couche de cendres grises dispersées par la bise. Corbett baissa les yeux. Il tira son épée pour fouiller dans les débris, puis s’accroupit, prit une poignée de poussière et la laissa s’envoler.
— Homme, souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras à la poussière, rappela-t-il à voix basse. Sic transit gloria mundi – ainsi passe la gloire du monde, Ranulf.
Il lança un coup d’oeil mélancolique à son compagnon.
— N’oublie jamais. La jeunesse dans sa splendeur, doit, le moment venu, redevenir poussière.
Il secoua ses gantelets pour en faire tomber la poussière et regarda le ciel morne.
— Pourtant tout ne finit pas ici, Ranulf. Oh non ! Nous sommes des êtres spirituels. Les âmes survivent, avides de la lumière éternelle. Le sang reste le sang et, dans le royaume du Saint-Esprit, réclame vengeance. C’est la raison de notre présence ici, Ranulf, où, je pense, le voile entre le visible et l’invisible est plus mince.
Ranulf regarda son maître d’un oeil attristé et désigna les alentours.
— Est-ce là justice divine, Sir Hugh ?
— Non, Ranulf, mais c’en est le commencement. Au temps et à l’endroit choisis par Dieu, la justice sera accomplie. La moindre larme versée, l’enfant martyrisé, la femme
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