Le prince des ténèbres
l’angoisse, il ne pouvait trouver le sommeil : ce retard n’allait-il pas engendrer une autre tragédie à Godstowe ? Ne devrait-il pas prendre son meilleur cheval et gagner l’Oxfordshire à bride abattue ? Finalement, il renonça à cette idée insensée qui équivalait à charger un ennemi caché et inconnu. Maeve s’efforçait de le rassurer, mais il n’arrivait pas à se défaire d’un sentiment de malaise. Le troisième jour après son retour, à l’aube, ses pires craintes se réalisèrent. Un jeune palefrenier, crotté de la tête aux pieds et à demi effondré sur sa selle, se présenta au manoir sur une monture fourbue et à bout de souffle. D’une voix haletante, il annonça la nouvelle à Corbett qui venait de dévaler l’escalier et l’aidait à mettre pied à terre.
— La prieure, murmura-t-il. Elle vous salue et vous prie instamment de rejoindre Godstowe !
— Qui est mort ?
Agrippant le malheureux messager par son surcot, Corbett le força à se tenir debout et à le regarder en face :
— Qui a été tué ?
L’autre, les yeux mi-clos d’épuisement, humecta ses lèvres tachées de boue. Corbett le rudoya :
— Qui ? répéta-t-il d’une voix rauque.
— Hugh ! Hugh !
Maeve, qui avait hâtivement passé un vêtement, s’interposa en foudroyant son époux du regard.
— Le pauvre est quasi mort de fatigue, Hugh !
Corbett relâcha le courrier en maugréant des excuses. Maeve et deux serviteurs aidèrent le malheureux à gagner la cuisine au bout du couloir. Maeve ordonna qu’on lui ôta ses jambières et son surcot abîmé par le voyage, puis elle l’obligea à boire du vin coupé d’eau pendant que Corbett faisait les cent pas.
— Messire ! s’écria le messager d’une voix éraillée. La prieure requiert votre présence sur l’heure. Dame Frances est morte !
— Comment ?
— Un incendie dans le noviciat. Elle a péri immédiatement. Les autres religieuses sont saines et sauves.
Corbett s’agenouilla près de l’homme.
— Et qui est l’assassin ?
Son interlocuteur cligna ses paupières rougies.
— L’assassin ? marmonna-t-il. Ce n’est pas un assassinat, Messire, mais un accident.
Corbett émit un léger grognement d’incrédulité.
— D’autres nouvelles ?
— Non, sauf que vous devez vous hâter.
Et la tête dodelinant sur le haut dossier de sa chaise, le courrier s’endormit sur-le-champ.
Corbett aurait préparé ses sacoches de voyage et serait parti immédiatement si Maeve n’avait pas exigé qu’il attendît la fin de la tempête. Elle eut gain de cause. Il revint à sa chambre, contemplant d’un air furieux les nuages couleur de plomb qui s’amoncelaient au-dessus de la forêt d’Epping.
Au bout du compte, il se félicita d’avoir patienté car Maltote revint tard dans la soirée. Pressentant l’humeur de son époux, Maeve intervint derechef : le jeune homme dut enlever ses vêtements trempés et grignoter un morceau avant que son maître le soumette à la question, tel un exécuteur des hautes oeuvres. Une fois restauré, Maltote retrouva Corbett et Ranulf dans la grand-salle et ils s’assirent, tous trois, près de l’énorme cheminée où ronflait un bon feu de bûches dont les flammes dansantes projetaient de longues ombres sur le mur.
Maltote, recru de fatigue, eut de la peine à se rappeler certains points de détail, mais il fit néanmoins un compte rendu assez complet. En dépit des supplications et objections de Ranulf, Corbett enjoignit à ses serviteurs de bien se reposer cette nuit-là, en prévision du lendemain : même s’il continuait à souffler un vent à décorner les boeufs, ils partiraient pour Godstowe.
Puis il retourna à sa chambre. À la lumière d’un grand candélabre, Maeve, penchée sur une table, l’air furibond, s’escrimait sur la broderie à laquelle elle travaillait depuis des années. Le clerc prit une profonde inspiration en dissimulant un sourire. Maeve haïssait les ouvrages de dame, elle les avait en horreur. Aussi, lorsqu’il la voyait coudre, savait-il que c’était mauvais signe. Il n’en fut pas autrement ce soir-là. Son épouse, les joues en feu sous l’emprise de la colère, lui assena un sermon impitoyable sur les lois de l’hospitalité et de la courtoisie. Tel un vieux loup de mer, Corbett laissa passer l’orage. Le fait que Maeve se piquait de temps à autre n’arrangeait pas la situation, mais enfin elle put vider son sac ! Un dernier
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