Le prince des ténèbres
rubiconde de son interlocuteur s’éclaira d’une grimace qui découvrit des dents en piètre état.
— Oui. Une petite bête qui ne cessait de japper et qu’elle enveloppait dans sa cape. Elle lui donnait des restes de nourriture et des morceaux de pain trempés dans du lait ! Je m’en souviens bien : il a passé son temps à geindre !
Corbett quitta l’auberge, ravi de ce qu’il venait de découvrir. Ils poursuivirent leur voyage jusqu’aux faubourgs d’Oxford. Parfois, leurs questions ne rencontraient que des regards vides, des jurons indistincts et des gestes de dénégation. Mais, dans deux autres tavernes, on leur fit les mêmes descriptions qu’à Stokenchurch : une jeune dame et son compagnon, des gens discrets au teint mat, étaient, en effet, passés par là. Ils ne maîtrisaient pas très bien l’anglais. C’était toujours l’adolescent, un page de toute évidence, qui prenait la parole. La dame, elle, gardait un maintien pieux et réservé. De fait, un aubergiste en parla comme d’une religieuse. Mais le plus inquiétant, c’est que l’élégant damoiseau apparaissait toujours au moment où la dame mystérieuse et son compagnon s’apprêtaient à quitter l’auberge. Enfin, jugeant qu’ils avaient trouvé ce qu’ils cherchaient, Corbett s’estima satisfait et décida de faire demi-tour vers le sud, pour la plus grande joie de Ranulf.
Ils rentrèrent au manoir de Leighton, trempés jusqu’aux os et les membres rompus par la chevauchée. Ranulf et Maltote s’éclipsèrent pendant que Corbett se faisait sermonner par Maeve quant à la nécessité de se reposer et aux dangers de battre la campagne au service du roi par des temps à ne pas mettre un chien dehors. Corbett la laissa parler sans mot dire, partagé entre une irrépressible somnolence et son exaltation devant ce qu’il avait découvert.
À la nuit tombée, alors que le manoir avait recouvré sa tranquillité, il prit ses parchemins et retravailla à son puzzle. Il avait déjà établi la suite logique des événements qui s’étaient déroulés à Godstowe. Il se concentrait à présent sur les crimes énigmatiques survenus dans la forêt. La femme devait avoir un lien avec la famille bannie des Deveril. La devise du collier ne pouvait pas passer pour une simple coïncidence. C’était une étrangère, également. Le Parchemin de Kenilworth ayant stipulé qu’il n’y avait aucun héritier légitime, était-elle issue d’une branche illégitime ? Dans ce cas, les Deveril étant encore proscrits, pourquoi l’avait-on laissée entrer en Angleterre et se rendre, de toute évidence, à Godstowe, endroit particulièrement sensible, puisque y était retenue l’ancienne maîtresse du prince ? Et le page ? Et le mystérieux damoiseau qui les suivait ? Qui étaient-ils ? Que s’était-il passé dans la forêt de Godstowe ? Qui avait assassiné qui ? La logique voulait que le meurtrier fût le damoiseau, mais cela aurait pu être le page, ou, en fait, n’importe qui d’autre. Et la victime était-elle bien cette dame inconnue ou était-ce une autre femme ? Elle était en route vers Godstowe, apparemment. Son arrivée avait dû être prévue… et avoir lieu.
Corbett posa sa plume, dépité. Les religieuses du prieuré appartenaient à différentes nationalités, et toutes, y compris Dame Amelia et Dame Agatha, parlaient français, comme à la Cour. Le damoiseau… Aurait-ce pu être le prince ou Gaveston ? Corbett relut ses notes sur la mort de Lady Aliénor, en les retournant dans tous les sens. L’aube s’était levée depuis belle lurette lorsqu’il parvint à la conclusion inéluctable. Il était prêt à confondre l’assassin. Il ne lui restait à mettre en place que le dernier morceau du puzzle. Il réveilla Maltote et le chargea, malgré ses hauts cris, de galoper à franc étrier jusqu’au camp du roi établi à Bedford et de remettre au souverain une brève missive, le priant de fournir des réponses simples à ce que Corbett considérait comme des questions simples. Néanmoins, le clerc se sentait mal à l’aise : sa théorie se défendait, mais il manquait de preuves irréfutables. Il se demanda si la réponse du roi arriverait à temps pour empêcher un autre crime au prieuré de Godstowe.
CHAPITRE XIII
Après le départ de Maltote, Corbett ne cessa d’arpenter les appartements et couloirs du manoir, se rendant insupportable à Maeve et à toute la maisonnée. La nuit, taraudé par
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