Le prince des ténèbres
plus de la journée la taverne près de la Tour. Le lendemain, ils entamèrent leur laborieux périple par l’ancienne voie romaine qui partait des remparts de Londres pour aboutir à l’Oxfordshire. Ranulf et Maltote élevaient des protestations véhémentes.
— Pourquoi nous donner toute cette peine ? s’insurgea Ranulf.
Maltote, quant à lui, détourna le regard : il n’osait pas affronter ce magistrat à l’air si revêche, et au rang si élevé.
— Pour la bonne raison, Ranulf, murmura Corbett, le visage à quelques pouces de celui de son serviteur, que je veux savoir si les aubergistes et les taverniers se souviennent de deux étrangers – une jeune femme et son compagnon – qui auraient emprunté cette route, il y a environ dix-huit mois. Nous nous arrêterons donc, ajouta-t-il d’une voix doucereuse, à chaque taverne et à chaque auberge. Vous ne boirez que du vin coupé d’eau. Vous ne vous enivrerez pas et vous m’aiderez à régler cette affaire.
— Mais je vous l’ai déjà dit ! s’écria Ranulf. L’aubergiste du Taureau , à Godstowe, a vu un adolescent et une dame ainsi qu’un étranger très élégant. Que désirez-vous de plus ?
Corbett reprit les rênes en main.
— C’est justement de cela, de cette logique des événements que tout dépend, Ranulf ! Ces deux étrangers sont-ils apparus soudain dans l’Oxfordshire ou venaient-ils de Londres ? Dans ce dernier cas, ils arrivaient probablement de l’étranger. Quant au jeune damoiseau qui a traversé Woodstock à la même époque, était-il lié aux victimes du crime ou s’agissait-il d’une coïncidence ?
Ranulf observa la mine grave de son maître.
— Alors, Messire, plus vite nous nous attellerons à cette tâche, plus vite nous en aurons fini.
Les pressentiments de Ranulf se vérifièrent : le trajet fut un véritable cauchemar. Il ne cessa de pleuvoir à verse, à tel point qu’ils avaient constamment l’impression d’avancer sous des rideaux de pluie. L’ancienne voie pavée s’était muée en un infâme bourbier, rendu parfois dangereux par la présence de trous profonds remplis d’eau, où un homme aurait pu s’enfoncer jusqu’à la taille. Ils marchaient près de leurs chevaux, la plupart du temps, passant de modestes estaminets en auberges confortables ou en vastes et énormes tavernes. Ils firent chou blanc au début et étaient si recrus de fatigue, au soir du premier jour, qu’ils allèrent se coucher sans pratiquement échanger un mot. Le lendemain, cependant, dans une taverne au toit de chaume située dans les faubourgs de Stokenchurch, le propriétaire répondit affirmativement aux questions de Corbett. Lèvres pincées et air important, il leur déclara :
— Oui, je me les rappelle, tous les deux.
— Décrivez-les !
L’aubergiste fit la grimace.
— Il y a si longtemps, Messire…
Le clerc brandit une pièce d’argent.
— Mais je m’en souviens très bien, enchaîna hâtivement le tavernier. De beaux atours, des gens manifestement aisés. La jeune dame était belle, bien que vêtue en religieuse. Elle tenait un chapelet à la main. Son compagnon, ajouta-t-il avec un haussement d’épaules, n’était guère plus qu’un adolescent, un page, à mon avis.
— Parlaient-ils anglais ?
— Oh, non ! Français, la langue noble. Je leur ai demandé où ils allaient. Elle s’est contentée de sourire et le page m’a expliqué qu’elle s’était consacrée à Dieu. Je pouvais à peine le comprendre. Ils m’ont payé rubis sur l’ongle puis ils sont partis !
— Étaient-ils accompagnés ? demanda Corbett, dissimulant difficilement sa surexcitation.
L’aubergiste fit signe que non.
— Un autre étranger est-il passé par ici, à peu près à la même époque ?
— Oui, un jeune damoiseau, fort bien mis, mais armé d’une épée et d’un poignard.
— Avez-vous bien vu son visage ?
— Non. Il est arrivé tôt le matin pour déjeuner juste au moment où la dame s’en allait. Il portait une cape dont il avait rabattu le capuchon, ce qui m’a étonné parce qu’il faisait chaud.
— Alors d’où tenez-vous qu’il avait revêtu de beaux atours ?
— J’ai remarqué ses doigts chargés de bagues et son surcot de satin écarlate. Comme je vous l’ai dit, il a déjeuné et est reparti moins d’une heure après.
Corbett se leva comme pour prendre congé.
— La dame, intervint Ranulf, avait-elle un chien de compagnie ?
La face
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